Employé comme
receveur par la Compagnie des Tramways de Fontainebleau-Avon,
mobilisé en novembre 1939, mon père avait été incorporé à Agen,
dans une unité d’infanterie. Il fut affublé d’une chéchia
ornée du croissant, l’un des signes distinctifs de cette unité,
et c’est ainsi coiffé qu’il occupa, durant toute la guerre, la
tablette en faux marbre de la petite cheminée d’une chambre qu’il
ne devait revoir que presque 6 ans après.
En son
absence, notre vie s’était organisée dans une odeur de cuir, de
graisse et de crottin de cheval. Avec la couleur kaki, ce sont là
des marques de notre armée de l’époque qui éveillèrent et
marquèrent mes jeunes sens et mon esprit. Les grands hangars
désaffectés qui avaient servi aux tanneries au bas des Provençaux,
avant les maraîchers, s’étaient peuplés fin 1939 d’unités en
attente d’engagement, et les hommes, avec leurs bêtes et leurs
armes stationnaient là, couchant et passant la plus grande partie de
leur temps à même la paille répandue sur le sol.
C’était,
comme il se doit, un lieu qui nous avait vite attirés et nous y
faisions, avec les autres gamins du quartier, la distraction de
soldats privés des leurs. Nous servions en outre de trait d’union
avec nos familles, au sein desquelles ils trouvaient parfois des
occasions d’améliorer leur ordinaire. Des rations contre une
lessive ou le prêt d’un ustensile ou d’un service quelconque,
nous valaient de profiter de leur subsistance et ils se plaisaient à
nous offrir les friandises dont ils étaient pourvus. Ils nous
laissaient jouer avec leurs armes, leurs ceinturons, leurs
cartouchières, leur bandes molletières ce qui, nous étant
interdits par nos parents, en rendait l’occasion d’autant plus
appréciable. Nous avions même droit, avec plusieurs garnements, à
des promenades dans l’auto privée du plus fortuné de l’un de
ces militaires, un gradé qui n’était pas insensible aux charmes
de nos mères esseulées. Accompagné le plus souvent de camarades
aussi flambards que lui, il savait profiter du prestige que lui
conférait son uniforme et dispenser l’agrément de promenades sur
les routes sillonnant la forêt alentour.
Cette
insouciance ne devait pas durer. C’était la fin d’un printemps
dont la douceur avait fait éclore les fleurs que les soldats avaient
mises à leur fusil quelques semaines plus tôt, mais fleurs fanées,
illusions perdues et conséquences d’un laxisme coupable aussi
tardivement que dramatiquement révélées, ces mêmes soldats
poussaient maintenant devant eux, sous les coups de boutoir d’un
ennemi partout vainqueur, une foule angoissée, ayant abandonné
villes et villages dans une peur panique.
C’était
aussi la déroute de nos troupes, en dépit de la résistance
héroïque qui fut peut-être celle de l’unité que notre quartier
avait hébergée un temps et qui disparut du jour au lendemain, comme
par enchantement. Je n’ai jamais su si elle était partie combattre
ou s’était dispersée comme tant d’autres.
Cette déroute,
assortie d’un exode massif de civils, recouvrait à la manière
d’un raz-de-marée la France et particulièrement, à l’époque
dont il est question, la région parisienne. Alsaciens, Lorrains et
autres populations de l’est, mêlées à celles de pays d’Europe
du Nord, à des Belges, à des Luxembourgeois, à des Hollandais,
transportaient avec eux, non seulement leur pauvre bagage mais une
psychose à laquelle n’échappait aucun des endroits qu’ils
traversaient. Les teutons arrivaient à grands pas et tous fuyaient
devant eux pour échapper à leur barbarie et à des atrocités
réelles ou imaginaires dont l’écho était complaisamment propagé.
Il n’était question que d’exécutions sommaires, de pillages, de
viols et d’incendies.
Dans un réseau
qui était encore loin d’être ce qu’il est devenu avec ses
autoroutes, ses voies rapides et ses itinéraires de contournement,
Fontainebleau était l’endroit où se dénouaient plusieurs routes
dont celle du soleil, la nationale 7, et plus généralement celles
menant du nord et de l’est de la France, via la région parisienne,
vers les provinces du midi, du centre et du sud-ouest. C’était
donc le lieu de passage d’une part importante de la cohorte
misérable qui refluait devant l’ennemi et à laquelle nous
n’allions pas tarder à nous joindre.
Mon père nous
avait laissés sans ressources aucune, mon frère âgé de trois ans,
moi qui en avais six, et notre mère qui en avait seulement
vingt-trois. Elle occupait depuis quelques mois un emploi
d’aide-soignante à l’hôpital de la ville et avait été avisée,
la veille pour le lendemain, que l’évacuation de l’établissement
ayant été décidée, elle devrait se trouver à la première heure,
comme les autres membres du personnel, au portail principal de
l’établissement, accompagnée de ses enfants et munie de ses
bagages. Nous devions embarquer avec les malades et une partie du
personnel et du matériel, à bord de camions et d’autobus
réquisitionnés pour la circonstance, pour une destination qui ne
lui avait pas été révélée.
Au lendemain
du soir où elle avait reçu ces instructions, je nous revois, avec
une netteté parfaite, ma mère, mon frère et moi-même, remontant
dans la fraîcheur bienfaisante d’un petit jour de juin, la rue des
Provençaux puis le boulevard Joffre, le long duquel luisaient, sur
le ballast de gros cailloux gris, les rails du tramway. Nous
longeâmes l’église et les bâtiments du Carmel, ainsi que
d’autres rues et avenues dont j’ai oublié le nom, en direction
d’un but qui semblait bien lointain pour nos petites jambes. Un
ciel d’un bleu pur et l’air léger faisaient prévoir une chaude
journée. Les passants, inhabituellement nombreux à cette heure
matinale, étaient visiblement préoccupés par des choses d’une
gravité exceptionnelle. Les piétons étaient pour la plupart, tout
comme notre mère, chargés de bagages, paquets et baluchons de
toutes sortes. Les quelques autos qui circulaient ou s’apprêtaient
au départ disparaissaient sous un amoncellement hétéroclite de
matelas, de colis, de meubles et d’objets les plus inattendus, dont
le spectacle nous distrayait de la longueur du chemin.
Si
l’automobile était encore réservée à l’époque à une
minorité, nous allions apprendre qu’elle était moins rare que
pouvait le laisser penser l’absence habituelle d’encombrements,
et découvrant le flot qui était en train de gonfler et qui
submergeait déjà les routes environnantes sans que nous le
sachions, ne disposant pas de la radio et ne lisant pas de journaux.
Pour l’heure, mon frère et moi-même nous cramponnions chacun à
la poignée de l’une des deux valises que portait notre mère, dont
l’énergie remorquait vers les autocars salvateurs les mioches et
les quelques frusques qui constituaient tout son bien. Nous avions
laissé peu de choses derrière nous et seules sa crainte pour notre
sécurité, celle de perdre son travail si elle n’avait pas suivi
les consignes qu’elle avait reçues, ou plus simplement
l’habituelle soumission des humbles à l’événement et aux
ordres de supérieurs dont l’exemplarité n’était ni discutable
ni discutée, peuvent expliquer notre départ comme celui de la
plupart de nos semblables.
C’est ainsi
que nous arrivâmes, vers sept heures, devant la porte principale de
l’hôpital, L’accueil et le spectacle y manquaient de grandeur,
contrairement à ce que j’avais imaginé. Nulle agitation y
régnait. ; absents les véhicules qui devaient nous emporter ;
bien calme et clairsemée l’assemblée de quelques dizaines
d’hommes et de femmes valides ainsi que d’enfants et d’impotents
à laquelle nous venions nous joindre.
Mon frère et
moi étions connus de quelques-unes des personnes qui étaient là,
en habitués des lieux où nous emmenait notre mère quand elle ne
trouvait pas à qui nous confier pendant ses heures de service.
Attendaient là, devant le porche d’entrée et ses grands vantaux
ouverts sur un établissement vide, quelques personnes seules et des
familles à la plupart desquelles manquait l’élément paternel.
Pris de panique, le gros de l’hôpital, responsables en tête,
avait fui au cours de la nuit, plus précipitamment que prévu et
sans plus se soucier du sort de ceux à qui avait été fixé un
rendez-vous ayant tourné au lapin. C’est ainsi par ce portail
béant, que je perçus inconsciemment, pour la première fois, mais
de manière indélébile, la lâcheté des hommes et ce que peut
valoir la parole de ceux qu’ils se donnent pour guides ou qui
s’arrogent trop souvent et légèrement ce rôle.
Je ne me
souviens pas que ces laissés-pour-compte aient manifesté une
quelconque colère L’inquiétude que suscitait le futur proche
prenait amplement le pas sur la déception de n’avoir pasfait
partie des heureux évacués ainsi que sur le sentiment qu’ils
pouvaient éprouver à l’égard de ceux qui avaient aussi
lamentablement manqué à leur devoir et à leurs responsabilités.
Les plus résignés firent la seule chose qu’il leur sembla
possible : ils prirent le chemin inverse de celui qu’ils
venaient de parcourir de si bon matin, pour retrouver le foyer qu’ils
avaient abandonné. Eux, dont l’absence devait être de courte
durée, apprirent peu après qu’ils avaient gagné en tranquillité
ce qu’ils avaient perdu en aventure. Les autres, moins nombreux
mais plus entêtés, ou davantage soumis à l’obsession du moment,
s’obstinèrent à trouver une façon de fuir.
Nous étions
du nombre. L’un de nos voisins des Provençaux, Marceau, réformé
pour de raisons de santé dont il devait d’ailleurs mourir quelques
années plus tard et qui travaillait avec notre mère, se trouvait
là. Il était accompagné de sa femme et de ses enfants, dont deux
étaient à peu près du même âge que mon frère et moi-même et le
troisième, un bébé tétant encore le sein de sa mère.
C’est avec
eux que nous nous apprêtions à reprendre le chemin de la maison, en
compagnie du père Cadot et de son épouse, lesquels devaient
totaliser plus d’un siècle et demi. Le vieillard, paralytique et
régulièrement soigné à l’hôpital bien que sans y séjourner en
permanence, avait été invité à se joindre au convoi avec sa
femme. Ils étaient donc arrivés là tous deux, lui dans son
fauteuil d’infirme, elle le poussant. Comme nous, ils se
résignaient et en désespoir de cause s’apprêtaient rejoindre
leur petit appartement, situé non loin de notre quartier.
C’est alors
que nous rebroussions chemin que l’inspiration vint aux adultes et
qu’ils trouvèrent le moyen de faire face à l’adversité du
moment. Les véhicules à bord desquels nous aurions dû embarquer
étaient partis sans nous ? Eh bien nous fuirions par d’autres
moyens.
Chargé du
transport du linge entre l’hôpital et une buanderie située en
ville, Marceau employait pour ce faire une lingère, vaste remorque
dans laquelle il transportait les ballots de linge sale dans un sens
et le linge propre et prêt à un nouvel emploi dans l’autre. Les
hôpitaux étaient alors rarement dotés des installations dont ils
disposent aujourd’hui et le soin du linge était confié à des
entreprises sous-traitantes.
Constituée
d’un plateau d’environ deux mètres de long sur un mètre
cinquante de large, munie de parois latérales à claire-voie et
d’une toiture arrondie faite de lattes sur lesquelles était tendue
une bâche, la remorque était particulièrement propre, en parfait
état et équipée de bons pneus. Quant à la voiture qui tirerait la
remorque, elle était mise à disposition par son heureux
propriétaire, le père Cadot lui-même. Il s’agissait d’une
grosse limousine noire opportunément équipée d’un crochet
d’attelage, qu’il avait utilisée lorsqu’il était encore
voyageur de commerce. Elle tracterait la remorque et son contenu vers
la Dordogne, destination que ma mère avait proposée. Ce but en
valait bien un autre, nul ne sachant où aller après avoir pensé
pouvoir s’en remettre à d’autres pour le choix d’un lieu dont
ils n’avaient d’ailleurs pas eu connaissance. Le vieux père
Cadot ne conduisant plus depuis longtemps, c’était la raison qui
l’avait amené à se joindre, accompagné de son épouse, au convoi
hospitalier. Sa voiture, soigneusement remisée proximité de chez
lui, était en excellent état et Marceau, habitué du volant, était
tout désigné pour la conduire. Auto et remorque furent donc
prestement réunies, chargées et prêtes à démarrer.
Comme tous ces
véhicules que nous avions vus depuis l’aube, le toit du nôtre
reçut sa part du bagage et le reste fut embarqué dans la remorque
avec une partie de la compagnie. Étant mieux adaptée que l’auto à
un corps qui refusait de se plier, le père Cadot y avait été
installé sur un matelas qu’il partagerait avec les aînés des
enfants. Il était muni de sa canne, dont il avait été chargé par
les parents de faire usage pour nous rappeler au calme et à la
sagesse autant que le besoin s’en ferait sentir. Les trois femmes,
le bébé et le conducteur avaient pris place à l’intérieur de la
voiture. Les uns et les autres, tant dans l’auto que dans la
remorque, étions environnés de valises, de colis ainsi que de
denrées, objets et ustensiles nécessaires à notre survie :
vaisselle, casseroles, poêles, etc,
Nous partions
dans l’urgence, au milieu de tout cet attirail rassemblé, tels des
romanichels. Si les parents en éprouvaient de l’inquiétude, les
gosses y trouvaient plutôt, avec l’insouciance de leur âge, le
plaisir d’une équipée qui ne manquait pas davantage de
pittoresque que d’intérêt. Ce fut ainsi que nous prîmes le
départ sous le soleil d’un après-midi de juin 1940.
Après la rue
Aristide-Briand où s’était constitué l’équipage, ce fut la
place de l’Étape sur laquelle régnait le plus complet
embouteillage. Je dus certainement m’y endormir, vaincu par la
fatigue d’une longue matinée, car mes souvenirs m’abandonnent
pour le reste de la traversée de la ville, jusqu’à l’obélisque.
C’est autour de ce monument, lieu de ralliement des grandes chasses
et de bien des randonnées forestières, situé à proximité du
château, que venait tourner le flot ininterrompu des réfugiés.
Arrivant pour la plupart de la région parisienne par les nationales
6 et 7, ils s’obstinaient à poursuivre leur chemin sur ces deux
axes, dont l’un allait vers Nemours, Montargis et Nevers ou Orléans
pour continuer vers le sud-ouest ou le centre du pays, et l’autre
vers Sens, à destination du midi, par la Bourgogne et la vallée du
Rhône.
L’armée se
mêlait au triste convoi des civils et sa présence ajoutait, au
caractère pitoyable de cet exode, le lamentable spectacle de sa
débandade. J’y retrouvai les mêmes soldats désœuvrés que ceux
que j’avais connus dans leurs bottes de paille, mais ils avaient
perdu leur bonne humeur, leur optimisme et leur lustre. Harassés,
sales, hirsutes, ils cheminaient tristement, dans le relâchement
d’un encadrement qui s’en distinguait à peine.
Ce fut à
l’obélisque que je rencontrai pour la première fois de mon
existence les représentants d’une espèce qui m’a toujours
étonné depuis. Je veux parler des guides du troupeau, de ceux dont
il accepte la férule bien plus volontiers que voudraient le faire
croire ses membres les plus rétifs, et dont il se dote spontanément
lorsqu’ils lui font défaut ; l’encadrement sans lequel
l’être humain serait incapable ni ne saurait concevoir de vivre
dans toute leur plénitude son agitation et ses incertitudes ;
je veux parler des représentants de l’ordre. Certains portaient
ses signes de reconnaissance tels que brassards, ou insignes à
défaut d’uniformes, mais rares étaient ceux qui ne portaient pas
de coiffure, élément le plus important de leur équipement ;
preuve irréfutable, indiscutable attribut de l’autorité qui leur
est conférée ou qu’ils s’octroient dans des circonstances
exceptionnelles, comme l’étaient celles que nous traversions. Du
préfet au gardien de square, la casquette ou le képi – ce dernier
étant toutefois davantage dans la tradition française à l’époque
–, sont préférés à tout autre élément de la tenue.
Probablement est-ce à ce titre qu’ils ont mérité le nom de
couvre-chef.
En cette
période troublée, alors que chacun ne pensait qu’à fuir, qu’à
se fondre dans la grisaille d’une foule moutonnière, ces gardiens
du désordre et non plus de l’ordre n’avaient rien perdu de leur
superbe et jouaient à merveille leur rôle de chien de berger.
Nombre d’entre eux portaient des bottes ou de ces guêtres qui
constituaient alors un élément de l’habillement militaire. Comme
leur baudrier et l’étui de leur pistolet, elles luisaient au
soleil, dans une pagaille qui en altérait nullement l’éclat.
Gendarmes et supplétifs ne semblaient pas désespérer de mettre fin
à la cohue indescriptible et leur entêtement cocasse semblait même
mettre dans l’air une note rassurante, Tout bien considéré, leur
seule présence ne niait-elle pas la réalité ? N’étaient-ils
pas la preuve que la confusion ne régnait pas autant qu’elle en
avait l’air ? Si personne n’avait cure d’obéir à leurs
injonctions parfois furieuses, ils donnaient l’illusion de parvenir
à canaliser le flot intarissable vers les voies qui s’offraient à
lui, comme ces longs fleuves qui s’évitent ainsi de sortir de leur
lit et de déborder.
Certains
officiers, de l’armée carrément en déroute celle-là, soucieux
de se soustraire à l’ennemi – en vue de reprendre la lutte
un peu plus loin, bien entendu – et pour cela plus pressé que
quiconque, doublaient comme ils pouvaient la colonne interminable des
réfugiés, renchérissant d’une autorité, d’ailleurs aussi peu
efficace que celle des prévôts. Ils parvenaient néanmoins à
gagner quelques places dans la file, en vue de gagner des positions
dont il était douteux qu’elles aient été préparées à
l’avance.
Notre équipage
étant entré dans le flot, à la manière dont un fétu est happé
par le courant, nous nous trouvions maintenant sur la voie du salut
que nous étions venus chercher là. Nombreux étaient les fuyards
qui prétendaient l’emprunter en vue de destinations les plus
diverses. Pour nous, cette route devait nous conduire en Périgord,
comme je l’ai déjà dit, selon un itinéraire dont les adultes
avaient une idée à peine plus précise que les enfants. Ce but,
dont ma mère avait fait notre terre promise, se réduisait en fait à
l’existence de sa famille et du précaire refuge qu’elle pourrait
offrir aux confins du Périgord. Il était inconnu des autres mais
c’était sans importance puisqu’il était peu probable que nous y
aboutissions, ce dont nul ne se doutait encore. À l’allure où
nous allions, cette route promettait en tout cas d’être longue et
le témoignage des pauvres gens auxquels nous nous étions joints ‒
dont certains avaient déjà
parcouru des centaines de kilomètres ‒
n’était pas fait pour nous rassurer. Nous étions partis sans trop
savoir pourquoi, mais maintenant que nous faisions partie du
troupeau, nous partagions avec lui une information des plus sures :
nous avions confirmation que notre participation à la pagaille était
justifiée. Celle-ci se faisait même la preuve de l’impérative
nécessité de fuir devant un ennemi implacable, ivre de sang, venant
jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes ;
incendiant, violant, pillant, exterminant tout sur son passage :
femmes et enfants, jeunes et vieux, infirmes et invalides comme les
bien-portants. La peur était telle qu’elle faisait considérer par
plus d’un comme indifférente leur propre destination. Comme pour
l’armée et le pouvoir politique, il suffisait qu’elle se situe
au-delà de cette frontière naturelle que constitue la Loire,
derrière laquelle la France se réfugie traditionnellement en cas de
danger. Minoritaires étaient ceux qui comme nous avaient des
origines ayant motivé leur orientation plutôt vers le sud ou le
sud- ouest que vers un autre point du pays. Ceci dit, la plupart les
fuyards pensaient d’abord qu’ils échapperaient à l’ennemi en
se dirigeant vers là où allaient les autres, ce qui garantissait la
cohésion de la multitude.
C’était
maintenant la fin de l’après-midi. La chaleur pesait sur une foule
en sueur et les véhicules, civils et militaires, à cheval ou à
moteurs ; les dérisoires poussettes, remorques à vélo et
autres carrioles tirées ou poussées à bras, les immenses
charrettes fourragères sur lesquelles étaient entassés des ménages
complets ; les caissons d’artillerie, fourgons, camions et
camionnettes en tous genres et de toutes sortes, avaient plus chaud
encore que les hommes
La partie de
la cohue constituée de civils était pressée sur le côté de la
route, par des serre-files omniprésents dont l’autorité avait
vite fait de basculer dans le fossé les récalcitrants avec leur
bagage. Il se dégageait néanmoins de l’ensemble une impression de
résignation active ; de peine bestiale où les hommes le
disputaient aux chevaux, nombreux eux aussi. L’autre partie, celle
de l’armée en déroute, parvenait à doubler tant bien que mal et
distançait les civils, mais le nombre de soldats semblait infini et
il en arrivait sans cesse de nouveaux, allant pour la plupart à
pied.
Le matériel
abandonné, civil comme militaire, était de plus en plus abondant au
fur et à mesure de notre progression. Leurs propriétaires étaient
parfois encore à côté, plongés dans la perplexité par la panne ‒
le plus souvent sèche ‒
qui les avait immobilisés. Dans bien des cas, des bras plus pressés
que secourables avaient poussé des équipages gisant maintenant dans
le fossé, sur les bas-côtés de la route, ou dans les chemins
forestiers. Des voitures récalcitrantes s’extrayaient des
passagers condamnés à les laisser sur place pour continuer leur
route à pied. Des tractations s’engageaient avec les heureux
possesseurs de véhicules circulant encore, afin d’obtenir le
transbordement d’au moins une partie des biens qui autrement
demeuraient là pour être à peine pillés. L’indifférence
générale à l’égard des sacs et des valises offrant leur
contenu, à la manière du foin sortant du ventre d’une vieille
poupée délaissée, s’expliquait par la hâte des fuyards. Ce
serait pour plus tard. Ceux qui quelques heures auparavant en
auraient été les plus avides, et qui le redeviendraient d’ailleurs
bien vite, passaient sans même y porter le regard.
Des chevaux et
parfois des tracteurs agricoles tiraient d’énormes charges faites
de matelas, de meubles, de valises, de malles, de baluchons, de
casiers à volaille, de cages à lapins, de bassines de marmites…
Il s’y trouvait pourtant encore, proportionnellement au prix
qu’étaient disposés à mettre les quémandeurs, assez de place
pour accueillir ce que les infortunés parvenaient à sauver pour un
temps de l’abandon. Mais les tracteurs aussi étaient bientôt
immobilisés, lorsqu’en dépit de la légendaire prévoyance de
leurs possesseurs ils avaient épuisé leur carburant. Seuls les
chevaux offraient – pour combien de temps, les pauvres bêtes –
une garantie suffisante, et leurs heureux maîtres étaient les rois
de ce nouveau marché du transport sur lequel le pouvoir de l’offre
régnait tyranniquement. On pouvait ainsi voir des haridelles
fourbues tracter des chargements dont le poids et le volume avaient
grossis tout au long de leur misérable parcours.
Quand la nuit
vint, nous n’étions pas encore sortis de la forêt et avions
parcouru moins de 10 kilomètres depuis notre point de départ, ce
qui nous mettait aux environs de la croix de Saint-Hérem. C’est
peu après ce lieu de ralliement d’anciennes chasses à courre que
notre auto décida à son tour de nous lâcher. Je ne me souviens pas
si ce fut sur défaillance mécanique ou panne sèche mais peu
importe. Il nous restait à faire ce que nous avions vu faire par
d’autres et ce que d’autres feraient après nous : tenter de
sauver l’essentiel.
Outre nos
bagages ou ce qui en tenait lieu, nous avions le brave père Cadot,
dont la chaise roulante, qui couronnait les bagages sur le dessus de
la voiture, alla coiffer la remorque, mais nous étions mieux lotis
que la plupart des autres fuyards, car nous possédions celle-ci ;
une remorque au timon de laquelle il suffisait de remplacer le
cheval, vapeur ou non, par l’homme. Marceau s’y attela et aidé
de sa femme et de ma mère, ce fut la solution immédiate à nos
problèmes mécaniques.
Prestement
récupéré, une partie de ce qui avait été chargé à l’intérieur
de la voiture et sur son toit avait été transbordé dans la
remorque qui, tirée à force de bras, intégra à nouveau la cohorte
qui poursuivait obstinément sa marche. Peu de temps après, dans la
nuit noire, moteurs, bêtes et gens exténués, firent halte au bord
de la route ou dans la forêt avoisinante.
Après un
court repos à la belle étoile, nous reprîmes à l’aurore la
route pour aborder la vallée du Loing, par une grande pente où
vient mourir le sud de la forêt de Fontainebleau. Les grandes
personnes et les enfants en âge de le faire marchaient aux côtés
de la remorque. Une vue plongeant sur la nationale en direction de
Nemours, nous offrit le spectacle d’une foule innombrable,
cheminant lentement au loin entre deux rangées d’arbres. Des
peupliers dont la silhouette élancée laissait voir la chaussée, ou
plus exactement ce qui la couvrait, aussi loin que le regard portait.
Quand, à
notre tour nous sortîmes de la forêt, cette portion de route
rectiligne devait nous révéler pour la première fois le tableau
des hommes et des animaux éventrés par les mitraillages des jours
précédents. Ils gisaient un peu partout et je fus particulièrement
impressionné par les cadavres de plusieurs grands bougres de nègres
en uniforme, venus mourir là en se demandant certainement pourquoi.
Plusieurs avaient encore sur la tête une chéchia qui ressemblait à
celle dont était coiffé mon père sur sa photo de militaire. Leurs
corps étaient unis à ceux de chevaux dans une exhalaison putride à
laquelle la fraîcheur du matin ne mettait qu’une bien relative
discrétion.
Comme la
plupart des enfants je pense, j’étais curieux de la mort et de
l’émotion que me semblait devoir provoquer la vue d’un cadavre
et a fortiori de plusieurs. Il n’en fut rien. Comme par la suite et
jusqu’à l’époque où j’écris ces lignes, nulle dépouille,
fût-elle celle d’un proche, n’a suscité en moi autre chose
qu’une sorte de curiosité distante. Suis-je redevable au spectacle
de ces cadavres encore chauds offerts aux regards de tous ;
d’une sorte de désensibilisation ? C’est possible, comme il
en est pour tous ces enfants de par le monde, trop tôt accoutumés à
la violence ; à la guerre, à la misère et à leur cortège de
victimes, pour en être affectés. Sans compter l’influence d’une
information omniprésente et de jeux qui contribuent à banaliser les
choses les plus barbares,
Je devais
d’ailleurs faire, quelques mois après l’exode une autre
expérience, en rapport avec la souffrance humaine et la mort, qui me
frappa davantage, sans pour autant changer fondamentalement le
sentiment qu’elle a pu m’inspirer depuis. Ayant échappé à la
surveillance de ma mère que j’étais allé voir dans le service de
chirurgie où elle avait repris son travail, et alors que j’avais
pénétré dans une pièce qui devait se trouver aux abords d’une
salle d’opération, je tombais sur un cadavre nu allongé sur une
table et une grande bassine émaillée posée à terre, contenant
plusieurs membres amputés. Je m’empressais de refermer la porte
sans rien dire à quiconque de ma macabre découverte, mais cette
expérience m’a suffisamment marqué pour que je m’en sois
toujours rappelé. Je me souviens clairement en avoir été surpris,
sans plus, et suis persuadé que le spectacle de l’exode m’y
avait en quelque sorte préparé.
Je voue par
contre, depuis cette exposition au bord de la route, de cadavres
humains et de bêtes entrelacés, une compassion particulière aux
animaux, dont tant ont souffert, souffrent et souffriront longtemps
encore de la folie humaine. Si les chevaux furent toujours voués aux
pires tâches davantage qu’à l’équitation, ils sont traités de
manière particulièrement odieuse au cours de ces guerres qui les
opposent à des tanks et à des avions. Une séquence d’actualités
des années 40 que beaucoup ont pu voir et revoir depuis, en est pour
moi la parfaite illustration. Plusieurs chevaux affolés, les yeux
exorbités par la terreur, sont attelés à un caisson d’artillerie
sur le siège duquel un soldat tire sur les rênes de toutes ses
forces pour vainement tenter de maîtriser les bêtes emballées. Un
obus explose en tête de l’attelage et couche le premier cheval,
qui est aussitôt piétiné par ses suivants, le caisson et son
chargement venant s’écraser sur une masse confuse d’où partent
des ruades et émergent des têtes aux regards épouvantés. Je
confesse que j’éprouve, à la pensée de cette scène et de toutes
celles qu’elle évoque chez moi, en même temps que de la honte,
moins de commisération pour moi-même et mes semblables qu’à
l’égard des malheureuses victimes de la stupidité de l’espèce
à laquelle j’appartiens. Le cheval est pourtant, paraît-il, la
plus noble conquête de l’homme. Et le progrès ne s’arrête
pas là ! Les chiens, les chats, les oiseaux, les poissons
meurent à la guerre des hommes ; comme si la vivisection ne
suffisait pas à leur malheur, les dauphins et même les moustiques
sont mis à contribution et dressés en conséquence ! Mais
revenons à notre sujet.
Nous avions
distinctement entendu le bruit des avions et le crépitement des
mitrailleuses, la veille au soir, et les membres les plus avertis de
notre misérable troupeau avaient dressé l’oreille de manière
inquiétante. Nous imaginions cependant que ces mitraillages étaient
un échange entre combattants qui ne concernaient pas les civils.
Nous ne devions pas tarder à mesurer notre erreur, et c’est sur
cette longue ligne droite, que trace la route peu après le Pavé du
Roy, à la hauteur de Bourron-Marlotte, avant la descente vers
Gretz-sur-Loing, qu’eut lieu le premier mitraillage dont nous eûmes
notre part.
Nous étions
aux premières loges, à la sortie du virage qui se situe à l’orée
de la forêt, en hautde la côte en venant de Fontainebleau. De cet
endroit, dominant la route qui s’étendait en enfilade devant nous,
couverte de la foule des hommes, des bêtes et des véhicules de
toutes sortes, je me souviens avoir assisté à un spectacle dont ce
qui me surprit le plus n’est pas ce que pourrait penser le lecteur.
Avant que le bruit des armes ne nous parvienne, ce fut le véritable
jaillissement de silhouettes, depuis le fourmillement qui couvrait la
chaussée vers chacun de ses côtés ; à la manière des cheveux
rejetés de chaque côté de la raie que trace prestement un peigne,
ou de la terre que rejette les socs d’une charrue de part et
d’autre de son sillon. En même temps que des cris et le hurlement
des moteurs, cette raie remontait rapidement vers nous, parsemée des
points sombres que formaient, comme oubliés sur la chaussée, les
corps des victimes et les carcasses des véhicules touchés dont
certains s’enflammaient. Cette raie remontait inexorablement le
cours du fleuve formé par le convoi des civils étroitement mêlés
aux soldats. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, la colonne
ralentissait jusqu’à s’immobiliser, en même temps qu’elle
était précipitamment rejetée de chaque côté de la route,
laissant au milieu, dans leur sang et leurs tripes subitement mises à
nu, ceux au voyage desquels le sort avait choisi de mettre fin là
plutôt qu’ailleurs.
Les moins
prévenus, dont nous étions – c’était notre baptême du feu –
étaient la proie privilégiée des mitrailleuses. Nous n’avions
pas encore assimilé l’urgence de dégager l’axe de la route qui
servait de repère aux aviateurs dans l’impitoyable injonction
qu’ils adressaient ainsi au civils de ne pas aller plus loin, en
même temps qu’ils cherchaient à détruire soldats et engins armés
mêlés aux réfugiés. Alors, le sort jouait son rôle aveugle,
condamnant les uns et épargnant les autres.
Ce fut avec
stupeur, mais sans véritable crainte, que je vis le tir fendre la
foule jusqu’à l’entrée du tournant où nous nous trouvions ;
juste là où les pilotes redressaient une fois leur passe effectuée
et reprenaient de l’altitude pour regagner leur point de départ
afin d’en accomplir une autre. En arrière de nous, en plein virage
jusqu’au haut de la côte que les frondaisons de la forêt
recouvraient de leur protection feuillue, la suite de la colonne se
tassait dans un bouchon monstre, mais tout semblait calme, sous le
hurlement des moteurs des avions et le crépitement de leurs armes.
La plus grande
quiétude faisait subitement suite à l’agitation provoquée par le
tir d’armes de tous calibres et le grondement d’avions à peine
entrevus. Ceux-ci avaient agi en toute impunité, la riposte
symbolique d’armes individuelles, dont quelques fusils-mitrailleurs
hâtivement mis en batterie par quelques tireurs zélés, n’ayant
eu probablement pour effet sur l’attaquant que de justifier son
action et de l’encourager à la renouveler. Puis le silence
succédant à ce fracas fit place aux plaintes des blessés, aux
gémissements, aux cris et aux lamentations de leurs parents, de
leurs compagnons, qui les cherchaient dans les débris jonchant la
route, les talus et les fossés. Seuls les animaux, les pauvres
chevaux en particulier, comme par une réserve qui ressemblait fort à
de la pudeur, voire à de la dignité qui manquait aux humains,
attendaient stoïquement la mort lorsqu’ils n’étaient que
blessés.
Ceux qui, dans
ce jaillissement latéral, avaient bondi à qui mieux mieux pour
s’écarter de la trajectoire de la ligne mortelle, en plongeant
dans les fossés, en se mettant à l’abri d’un arbre, en
s’aplatissant derrière un buisson, retrouvaient leur barda et
leurs proches auxquels il manquait parfois une partie. Chacun
s’apprêtait alors au grand ménage, à la grande remise en ordre
avant un nouveau départ. Les véhicules hors d’usage et les
cadavres des anonymes et des bêtes, dont personne n’aurait le
souci, étaient poussés sur le bas-côté de la route pour y être
abandonnés, pendant que les morts et les blessés reconnus par les
leurs étaient ramassés tant bien que mal et embarqués pour
continuer jusqu’à l’hypothétique halte à l’occasion de
laquelle ils seraient soignés ou inhumés. Ces opérations furent
toutefois interrompues. Loin en avant de nous, la route à peine
regarnie, les avions – les mêmes ou d’autres – traçaient à
nouveau leur raie implacable. Le mitraillage reprenait.
Manquant
d’expérience, n’ayant pas encore acquis le réflexe qui aurait
dû nous précipiter sur les bas côtés de la route à chacune de
ces attaques, nous nous étions blottis mon frère et moi, tout
contre notre mère frappée de stupeur ; restée debout au beau
milieu de la chaussée. Elle avait serré contre elle, à l’abri de
ses jupes, ses deux mioches plus curieux du spectacle qu’apeurés,
et leur avait ainsi offert une protection dont l’efficacité
n’avait eu d’égal que sa précarité, mais le résultat était
là : nous nous en tirions indemnes. Notre position, à quelques
mètres de l’endroit où finissait pour les avions la portion de
ligne droite de la route, et surtout la chance, nous avaient
probablement évité le pire.
Était-ce
l’effet des mitraillages ? D’une route plus large ? La
décision d’assez nombreux fuyards de tenter d’emprunter des
routes secondaires moins encombrées donc moins sujettes à l’attaque
des avions ? La fatigue des êtres comme de leurs moyens de
transport qui en immobilisait un nombre sans cesse croissant ?
Toujours est-il qu’une sorte de décrue du flot semblait avoir
lieu.
Les civils
paraissaient cheminer moins serrés, moins agglutinés ; doublés
par une armée qui allait maintenant plus vite qu’eux. Une armée
qui, toujours aussi débandée, continuait d’attirer l’aviation
ennemie. Cette dernière devait avoir repéré cette portion de
route, droite et longue de plusieurs kilomètres, qui lui était
particulièrement favorable. Elle devait ressembler pour les pilotes
à un fossé, prise comme elle était entre les grands arbres qui la
bordaient et derrière lesquels se formaient à la moindre alerte des
grappes humaines qui venaient s’y mettre à l’abri.
Notre deuxième
journée d’exode se passa dans ce qui me semble avoir été déjà
presque une routine. Plus aucun d’entre nous ne semblait davantage
étonné par sa propre situation que par ce qui l’environnait.
L’habitude, force à laquelle se plie si facilement l’être
humain, s’installait et la progression aurait pu être calme sans
le harcèlement aérien et le manque de vivres qui commençait à se
faire sentir chez certains, dont nous étions. La multitude avait
faim et comme aucune intendance n’y pourvoyait, c’était la loi
du plus fort et du plus malin.
En fin de
matinée de ce deuxième jour, nous entrâmes dans Nemours, après
avoir parcouru dix-huit kilomètres depuis la veille après-midi. Les
tenanciers des boutiques les avaient abandonnées pour fuir et
devaient se trouver à quelque distance de là, pendant qu’elles
étaient l’objet d’un pillage en règle s’ils ne les avaient
pas vidées de leur contenu avant de partir, faute de temps mais
surtout, n’imaginant probablement pas davantage les besoins de ceux
qui arrivaient que l’audace dont ils seraient capables, en
l’absence de tout pouvoir susceptible d’y mettre un frein.
Les rideaux de
fer et les grilles, les volets et les portes, avaient été défoncés,
arrachés, et des groupes cherchaient encore de la nourriture ou
poursuivaient des buts moins précis. Les plus chanceux de ces
pillards ressortaient de tel ou tel magasin avec entre les mains
quelques restes. Tout ce qui pouvait servir à s’alimenter était
ainsi emporté et disparaissait, à la manière de ce qui a le
malheur de se situer sur le passage d’une nuée de sauterelles ou
d’un torrent en crue.
J’ai
conservé le souvenir d’un de ces rideaux de fer, faits d’une
sorte de tôle ondulée, peint en gris et dont l’un des coins
inférieurs s’enroulant sur lui-même sortait de son cadre. Il
découvrait un passage qu’empruntaient les uns après les autres
ceux qui venaient y faire leurs provisions, à la manière de rats
entrant et sortant de leur trou. Rien ne s’opposait à ces actes de
brigandage et il faut croire que nous étions arrivés trop tard ou
que nous étions encore insuffisamment aguerris, car autant que je me
souvienne il me semble que nous n’y prîmes pas part. Les réserves
de la petite ville n’avaient pu suffire à alimenter longtemps le
flot des fuyards.
La cité de
Nemours et ses environs étaient à l’époque dotés d’un seul
pont qui franchissait le Loing à la sortie de la ville en direction
du Sud. Le ralentissement qui en résultait fit que nous sortîmes de
la rue principale engorgée, alors que la nuit était déjà tombée.
Nous fîmes halte peu après dans un champ de blés verts bordé de
grands arbres, où nous réussîmes à trouver une place parmi la
foule de nos semblables. Cette deuxième nuit d’exode fut
l’occasion d’une tractation avec un autre fuyard. Il fut convenu
que notre remorque repartirait au matin, attachée à l’arrière de
celle que tiraient déjà ses deux chevaux, et c’est ainsi qu’après
avoir pris tant bien que mal quelque repos, nous nous éveillâmes
pour repartir, notre lingère accrochée à une fourragère.
L’attelage qui nous avait pris en remorque devait nous abandonner
le lendemain. Profitant du tohu-bohu, son conducteur planta là ce
supplément de charge qui devait lui paraître trop encombrant et le
ralentir.
Nous nous
retrouvâmes donc seuls au petit matin, avec notre roulotte
improvisée, et c’est en la traînant et la poussant que nous
continuâmes notre chemin durant deux ou trois jours, pour nous
arrêter à Châlette-sur-Loing, à l’entrée nord de Montargis.
Ce fut le
point ultime de notre fuite. Comme il en est de tout, le temps avait
usé la psychose ; les esprits s’étaient calmés pour la
plupart et la longue et dense procession des civils s’était
progressivement distendue et éclaircie. Les uns avaient bifurqué,
d’autres se maintenaient dans le courant, continuant leur voyage
vers la région, connue ou non, qui voudrait bien les accueillir. Ils
y trouveraient une maison pour remplacer celle qu’ils avaient
quittée intacte comme c’était notre cas, incendiée, détruite,
ou dont ils avaient été chassés, et se referaient une vie comme
ils pourraient. D’autres enfin, qui étaient chaque jour plus
nombreux, s’arrêtaient comme nous le fîmes nous-mêmes, à bout
de forces et de ressources, pour attendre je ne sais quoi.
Comme partout
où était passé le flot, les commerces abandonnés avaient été
mis à sac, avant qu’il fût dévolu aux jardins de faire à leur
tour les frais de la subsistance de ceux qui s’arrêtaient là et
se chargeaient aussitôt de la cueillette et du ramassage de tout ce
qui se mangeait. Pour le logement, les habitations vides de leurs
occupants étaient investies ; leurs portes forcées. La notion
de propriété était oubliée et son caractère sacré en prenait un
vieux coup, cédant à l’urgence.
Comme par
enchantement, toutes les habitations situées en bord de route, aux
portes et volets soigneusement clos par ceux qui les avaient
abandonnées depuis peu, furent successivement ouvertes et reprirent
vie.
C’est par ce
moyen que nous devînmes, au gré de notre halte, les nouveaux
habitants d’un modeste pavillon de meulière dotée d’un petit
perron coiffé d’une marquise. Nous y dominions cette route qui
allait maintenant nous offrir le spectacle de nos successeurs,
jusqu’au jour où le flux s’inversant, au moins pour partie, nous
déciderions de nous joindre à une foule assagie et allégée de
nombre de ses bagages, circulant cette fois dans l’autre sens pour
regagner ses pénates.
Nous occupions
une place de choix, à l’entrée d’une vaste courbe, sur le côté
droit de la route en allant vers le midi, ce qui équivalait à des
premières loges. La circulation à droite, qui demeurait de règle,
faisait se dérouler le spectacle directement sous nos yeux, à
quelques mètres tout au plus. Et il n’y manquait rien !
Blasés que nous étions de celui offert par des civils dépenaillés,
sans grand caractère ni intérêt, et qui n’avaient dorénavant
plus grand-chose à nous apprendre, nous nous intéressions à
l’armée ; aux armées devrais-je dire.
Ce fut d’abord
la nôtre, ou ce qu’il en restait. Elle refluait clairsemée, faite
d’hommes sales, mal rasés, exténués et démoralisés. Depuis
notre observatoire, sans avoir à nous déranger, nous pouvions voir
les plus amers et démonstratifs de ces vaincus casser leurs fusils
contre les bordures de trottoir, abandonner sacs, paquetages,
munitions, pour ne conserver que le strict minimum dans leur musette.
Cette musette, précieux accessoire en même temps que symbole du
soldat français et du prisonnier de guerre, dont la propagande
teutonne allait rapidement s’emparer pour illustrer ses affiches.
L’armée
allemande, quant à elle, se manifesta progressivement, d’abord
mêlée à nos troupes en déroute, au point qu’il me fut un temps
malaisé de distinguer les Allemands des Français. Mais le port
altier des vainqueurs et la morgue de certains d’entre eux, qui
n’était pas sans me rappeler ce qui m’avait frappé chez les
membres du service d’ordre de l’obélisque, au départ de
Fontainebleau, permirent rapidement de les distinguer. Puis les
soldats français, désarmés, marchèrent sur le côté droit de la
route, isolés ou par petits groupes, mêlés aux quelques civils qui
passaient encore. Bientôt, les Allemands les doublèrent en unités
organisées. Comme l’avaient fait à notre égard les soldats
français quelques jours auparavant, des fantassins vert-de-gris les
serraient sur le bas-côté pour permettre à leurs propres véhicules
de doubler et d’achever, un peu plus loin une conquête dont la
fulgurance intéressait bien peu les enfants et échappait encore,
autant que ses causes, à la plupart des adultes.
Rapidement, la
partie droite de la route fut occupée presque exclusivement par les
Allemands et nous revîmes bientôt nos troupes, remontant vers le
nord, marcher de l’autre côté de la route cette fois, en colonnes
et encadrées par des feldgraus l’arme à la bretelle. Dans le même
temps, les équipages des civils avaient complètement disparu du
paysage. Quant au défilé irrégulier, fantaisiste et disparate des
engins de notre armée, il avait été définitivement remplacé par
celui de convois ordonnés de véhicules allemands doublant des
troupes à pied chantant à tue-tête ces couplets guerriers que nous
devions si souvent entendre par la suite. De nombreuses motos et des
side-cars circulaient en tous sens, jouant les mouches d’innombrables
coches.
L’effet
produit par les premiers soldats ennemis, clairement identifiables et
non plus mêlés aux nôtres, fut celui d’un ordre et d’une
discipline qui contrastaient étrangement avec le spectacle auquel
nous avait accoutumés notre propre armée, avant même que d’être
mise en déroute – je me souvenais et garde encore en mémoire,
l’image de nos soldats des Provençaux cantonnés et comme
abandonnés dans leur paille, bien différente de celle que nous
offrait maintenant une armée allemande ordonnée et conquérante.
Adultes et
enfants assistaient à un défilé triomphal auquel était porté un
intérêt évident, pour ne pas dire niaisement admiratif.
Contrairement au sentiment affiché, paraît-il, à quelques jours de
là sur les Champs-Élysées, par des spectateurs qui avaient tout de
même jugé opportun d’honorer les vainqueurs de leur présence, je
n’ai pas le souvenir d’un sentiment d’humiliation ou de honte
chez des spectateurs plutôt ébahis. Peut-être étaient-ils trop
ignorants ou trop las de tout ; ou trop préoccupés de leur
avenir, pour laisser place à de plus nobles pensées. Plus
vraisemblablement, nous étions tout simplement rassurés par cet
ordre après la chienlit que nous venions de vivre.
C’est qu’ils
en imposaient ces “boches” – leur surnom hérité de 14-18 leur
ayant été vite restitué –, bien alignés, se faisant face assis
sur des banquettes disposées dans la longueur du plateau de leurs
camions, le fusil bien planté sur sa crosse entre les jambes. On
aurait dit des soldats de plomb, tous pareils, bien peints, bien
propres, bien droits, comme statufiés. Déjà touché par un sens de
l’organisation qui n’est jamais totalement départi d’une dose
d’esprit “casque à pointe”, je comprenais confusément, à les
voir aussi impassibles et sûrs d’eux-mêmes, les fondements de
l’efficacité qu’ils venaient de démontrer et dont les vaincus
semblaient accepter les effets comme une fatalité où pointait du
respect.
Cette
manifestation de la sagesse populaire ne franchissait toutefois pas
les limites d’une méfiance bien franchouillarde et dérisoirement
patriotique, telle que devait la susciter l’Allemand vainqueur, au
moins dans un premier temps. Lorsqu’un feldwebel, rompant son
immobilité, s’avisait de lancer quelques bonbons aux enfants que
nous étions, en signe d’une cordialité de propagande, il nous
était interdit, parfois calotte à l’appui, de les ramasser et
encore plus de les manger. Moins parce qu’ils avaient le goût amer
d’un cadeau de l’ennemi vainqueur que parce qu’ils étaient
empoisonnés et que nous serions morts dans d’atroces souffrances à
peine les aurions-nous avalés. Je ne me souviens pas, par contre,
qu’il en ait été de même pour les rations et les boules de pain
adroitement distribuées à une population trop affamée pour y
trouver à redire.
N’ayant
hélas pas davantage gardé le souvenir des jours qui suivirent que
des conditions de notre retour à Fontainebleau, je suis contraint de
n’en rien dire, en attendant une reconstitution que je tenterai
peut-être un jour. Il m’est par contre permis de supposer que
l’équipée, qui s’était terminée par l’occupation d’un
toit inconnu, dut prendre fin au grand regret des enfants. Comme bon
nombre de ceux en compagnie desquels je me trouvais, j’avais
atteint l’âge d’être contrarié par la réouverture des écoles
que ne manquerait pas d’entraîner la reprise du cours normal de
notre vie.
Inspirée par
ce que nous avions vécu, ma mère redoutait que d’autres, après
s’être enfuis comme nous-mêmes vers le sud, aient occupé, comme
nous l’avions fait nous-mêmes, une maison d’emprunt et y aient
commis je ne sais quels abus. Elle se demandait dans quel état nous
allions retrouver notre logement. D’autant plus qu’aux risques
d’une occupation par d’autres Français en déroute s’ajoutaient
ceux qui avaient pu naître des agissements de l’occupant, bien
qu’à vrai dire l’exemple qu’il nous en avait donné, là où
nous avions abouti, loin des zones de combats, ait plutôt été de
nature à nous rassurer. Nous regagnâmes notre domicile, que nous
retrouvâmes intact ainsi que son contenu, au demeurant peu fait pour
susciter la convoitise. La pauvreté du quartier avait sans doute été
sa meilleure protection.
Notre voisine
immédiate – dont le mari avait été lui aussi mobilisé –
n’ayant pas eu la chance de bénéficier de moyens comme ceux
auxquels nous avions eu recours après que d’autres nous eurent
manqués, était partie elle aussi avec son fils mais s’était
contentée de rejoindre sa famille d’agriculteurs qui n’avait pas
cédé à la panique, à quelques dizaines de kilomètres de
Fontainebleau, du côté de Milly-la-Forêt. Je vis donc revenir
quelques jours après notre retour, mon camarade et sa mère.
J’imagine le récit que je dus lui faire de notre équipée et la
gloire que j’en tirai, lui-même n’ayant à faire état que des
cerises dont il s’était gavé à son aise.
La page
définitivement tournée, la vie reprit son cours habituel, partagé
entre une école qui reprit à la rentrée et une vie de famille
rythmée par l’activité de notre mère qui avait retrouvé son
travail à l’hôpital. Les privations étaient déjà présentes,
mais beaucoup pensaient qu’elles étaient momentanées et que les
approvisionnements se normaliseraient avec le reste de la situation ;
que la nourriture reviendrait progressivement avec l’ordre que
troublaient encore des fuyards retardataires.
Ces derniers
circulaient maintenant dans toutes les directions, comme des insectes
dont aurait été dérangée la procession bornée. Peu nombreux
furent ceux qui, ayant tout perdu, vinrent chercher un
nouveau toit
au fond de notre quartier. Effet de leur provenance souvent rurale ?
Rationnement moins difficile à subir à la campagne que dans les
agglomérations ? Fuite de persécutions que j’étais encore
trop jeune pour concevoir ? Toujours est-il que la moitié nord
de la France était d’un intérêt relatif pour un grand nombre de
ceux qui s’appelaient désormais les réfugiés. La partition du
pays en deux zones, peut-être anticipée par certains avec ses
effets, s’ajouta probablement aux raisons qui poussèrent une
majorité de réfugiés à persister dans leur tentative d’aller
chercher asile au sud de la Loire.