Aux époques pré industrielles, du fait d'un progrès limité, celui-ci profitait à tous sensiblement de la même manière, sinon dans la même mesure. Par ailleurs, s'il existait déjà de "grandes fortunes", elles étaient le plus souvent détenues par ceux qui avaient en même temps le pouvoir politique et/ou religieux, dont elles pouvaient paraître l'accessoire incontesté dans une société à la conscience sociale balbutiante. Les écarts de richesse étaient ressentis comme naturels par des pauvres plus crédules et moins nombreux qu'ils devaient le devenir, et qui se confondaient en une seule pauvreté.
Depuis, le passage de la population humaine de 1 à 7 milliards d'individus a entraîné un développement démesuré de la pyramide sociale. En même temps, la richesse générée par l'activité d'une telle population et une productivité due au progrès et aux nouveaux moyens dont il était porteur a considérablement augmentée. Plus particulièrement au cours des XIXème et XXème
siècles, le sommet de la pyramide sociale s'est élevé et sa base s'est étendue. Dans un contexte où le matériel l'emportait sur le spirituel, les pauvres dont le nombre a structurellement crû plus vite que celui des riches, ont progressivement pris conscience de leur condition et se sont organisés pour contester des écarts de richesse dont la croissance n'a fait que suivre celle de la population et de sa richesse globale.
Mais cette amplification des inégalités sociales s'est accompagnée de l'émergence d'une nouvelle pauvreté résultant de l'accès des pays et régions les moins avancées du monde à l'industrialisation et à la modernité. Venu s'ajouter au lumperproletariat de Marx et autres laissés pour compte des avancées sociales, un sous-strate composé de miséreux s'appuyant directement sur l'extrême base de la pyramide sociale – coïncidant avec le niveau zéro de l'échelle de la richesse collective – s'est formé, dont les occupants ont été qualifiés de pauvres profonds.
Alors que s'amélioraient les conditions de vie du plus grand nombre, se sont installées celles de cette sous-catégorie sociale, composée majoritairement de victimes d'un exode vers des lieux (états, villes aussi bien que campagnes) où rien n'était disposé à les accueillir ; répétition à l'échelle mondiale de l'exode rural qu'avaient connu les pays occidentaux lors de leur industrialisation, aggravé par le flot croissant des victimes fuyant d'innombrables crises, désordres et violences économiques, ethniques, politiques, religieux, climatiques…
Ce nouveau mode de vie, qui s'est progressivement ancré partout dans le monde, se caractérise aujourd'hui par une précarité extrême, dont l'aspect le plus visible est l'habitat. Les bidonvilles pourraient compter 900 millions d'habitants en 2020 selon l'ONU, les camps qui se multiplient ne parvenant pas à endiguer le flot de ceux qui les peuplent, pas davantage que des barrières, murs et clôtures toujours plus hauts et plus nombreux. « Loin d’être l’exception que l’on évoque généralement dans un cadre humanitaire ou sécuritaire pour en justifier l’existence, les camps [et les murs] font durablement partie des espaces et des sociétés qui composent le monde aujourd’hui.» ("Un monde de camps" - Clara LECADET et Michel AGIER - éditions La Découverte) ; des vêtements hérités de moins pauvres qu'eux, quand ils ne sont pas faits de haillons ; une nourriture constituée de restes et de déchets, pour ceux qui n'ont pas la chance de bénéficier d'initiatives amplifiant le concept de "soupes populaires" propres aux grandes crises, se multipliant sous les formes et les appellations les plus diverses ; un manque d'hygiène et de soins, avec pour conséquence un état de santé propice au développement de maladies et à la contagion, que combattent de nombreuses organisations tant privées que publiques hissées, par leur nombre et leurs budgets, au rang de véritables puissances économiques et politiques ; un criant défaut d'éducation. Autant de caractéristiques, d'ailleurs officiellement reconnues par les institutions au plus haut niveau (Banque Mondiale, ONU, UNESCO… ) pour qualifier ce niveau de pauvreté, qui indiquent à quel point la pauvreté, plutôt que de reculer comme le prétendent certains, se développe au contraire – serait-ce dans sa relativité – du fait de la multiplication de crises, toutes plus ou moins directement imputables à l'augmentation de la population humaine ? Le Figaro.fr du 09 nov. 2015 titre : « Climat : 100 millions de pauvres en plus d'ici 2030 si rien n'est fait. À 21 jours de la COP 21, la Banque mondiale alerte dans un rapport sur les risques du changement climatique pour les populations les plus vulnérables.». Ce sont effectivement les plus vulnérables qui feront, les premiers, les frais du réchauffement climatique, comme ils font ceux d'autres "réchauffements", tous résultant d'une démographie planétaire vécue depuis des décennies et des siècles dans l'indifférence et l'aveuglement le plus complet.
Quoi qu'il en soit, la pauvreté ayant jusqu'ici participé au peuplement de la pyramide sociale se définit dorénavant d'une nouvelle manière, résultant de la modernité et du progrès. N'est-ce pas en effet ce dernier et plus précisément l'augmentation de richesse de la société qui l'a accompagné qui, par un accroissement constant de l'écart entre le sommet et la base de la pyramide sociale a entraîné la multiplication des pauvres relatifs et l'apparition puis la multiplication parmi eux de pauvres profonds dont le sort n'aurait pas été envié par les plus pauvres des anciens pauvres?
Irions-nous vers une partition de la société, non plus en 3 (pauvres, classes moyennes et pauvres) mais en 4 catégories sociales ? Nul doute que nous soyons sur cette voie, puisque pour une population estimée de 250 millions d'êtres humains au début de notre ère, le nombre de ces pauvres profonds se situe 20 siècles plus tard entre 1 et 2 milliard – l'accord étant loin de régner entre les spécialistes, tant sur les chiffres que sur le fait que cette pauvreté profonde régresse ou augmente.
Trop souvent guidés par leur une compassion dévoyée, combien de socio-intellectuels ont-ils conscience de cette réalité et de son évolution ? Combien d'entre eux – et non des moindres – ne tiennent aucun compte de la mesure dans laquelle leur idéal de justice sociale dépend de la démographie ? Pourtant, la seule possibilité réelle et durable qu'ont les hommes, non seulement d'accéder à un équilibre social en rapport avec leur condition, mais d'espérer la survie de leur civilisation et peut-être même de l'espèce, réside dans la réduction de leur population à l'échelle planétaire, compte tenu d'une mondialisation elle aussi rançon du progrès. Au-delà de la notion de partage qui ne peut être qu'un palliatif et qui en dépit – ou peut être en raison – de son caractère accusateur est l'arbre qui cache la forêt, le meilleur compromis possible entre richesse et pauvreté doit être atteint d'urgence, et c'est précisément sur les mécanismes qui règlent l'équilibre du nombre des humains – sans omettre son rapport avec leur environnement – qu'il faut insister.
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