Lorsqu'ils ne réfutent pas la
structure pyramidale de la société, il en est
qui prétendent la renverser sur son sommet pour atteindre
cet idéal d'égalité qui reposerait sur la
disparition des riches. Fantasme des partisans d'un égalitarisme
exigeant la mort des nantis, la base de la pyramide
sociale doit ainsi écraser la société sous
son poids, jusqu'à obtenir un nivellement généralisé,
évacuant la richesse dans le triomphe des pauvres. Que ce
triomphe, allant à contre courant du progrès, risque être
celui de la pauvreté davantage que des pauvres, conduisant
à la misère pour tous avant de sombrer dans
l'inexistence sociale et la barbarie, n'est qu'un détail qu'il
suffira de régler le moment venu. Quoi qu'il en soit, la
pyramide inversée a ceci de remarquable qu'elle n'est plus une
pyramide et tient davantage de l'entonnoir que de ce volume
géométrique, universellement reconnu comme représentatif de toute
organisation hiérarchisée et faite d'interdépendance entre
ses membres.
L'inversion
de la pyramide sociale n'est que sa déformation, par
l'illusion d'une idéologie sommaire prétendant hisser à un
sommet qui n'en est plus un et qui est même son contraire, la
masse des individus en constituant la base ; négation extrême
de ces individus en tant que tels, au profit d'une puissance faite du
nombre. C'est aussi oublier un peu facilement que
si tous nous profitons – aussi inégalement que ce soit – de
siècles de progrès, celui-ci résulte des impulsions
d'une élite dirigeant la masse, pour le meilleur et pour le pire, ce
qui en fait précisément l'élite. Qu'une partie de cette élite
puisse usurper sa position dominante ou en abuser, qu'il
arrive à certains de ses représentants d'opérer dans
l'imposture et l'incompétence, est une toute autre affaire qui
ne dément pas davantage l'organisation pyramidale de la société
que la valeur représentative du volume qu'est la pyramide. La preuve
en est largement administrée de nos jours par l'élite
intellectuelle.
La
pyramide sociale inversée ne fait qu'exprimer une volonté de
soumission de la raison à la force, de l'intelligence à l'instinct,
de la civilisation à la barbarie, sachant au demeurant que les
révolutionnaires les plus radicaux, les pires anarchistes, sont
eux-mêmes structurés pyramidalement, avec leurs chefs
(instigateurs, fomentateurs et meneurs en constituant l'élite) –
le premier d'entre eux siégeant au sommet –, puis leurs cadres et
leurs exécutants aux niveaux intermédiaires, même quand il arrive
que les uns et les autres participent également à l'action.
Le
renversement de la pyramide sociale est un geste dicté par
l'angoisse existentielle et la conception morbide d'un désespoir
tournant le dos à la réalité plutôt que de l'affronter. Hors du
temps et de la raison, il préfigure cette désincarnation à
laquelle nous aboutissons tous ; ce néant où la politique pas
davantage que l'économie, la sociologie ou la démographie, l'ordre
que l'anarchie ou que la pire des idéologies, n'ont plus leur mot à
dire.
Que
les chemins du progrès et de son partage soient
semés d'embûches et que les pouvoirs, notamment religieux,
politique et intellectuel en soient comptables, rien ne paraît
plus vrai ni plus légitime, mais n'est-il pas d'attitude plus sensée
que celle qui consiste à vouloir mettre fin, à n'importe quel prix,
à une évolution conduisant, en dépit de ses lenteurs et de ses
ratées, au mieux être souhaité par le plus grand nombre ?
La
pyramide sociale ayant au moins le mérite d'être une représentation
réaliste et suffisamment compréhensible, y compris par ceux qui la
contestent, l'impossibilité absolue de la détruire peut les
conduire à envisager son utopique retournement. Mais à quoi d'autre
celui-ci pourrait-il conduire, qu'à édifier une autre pyramide ?
Les exemples de l'aboutissement d'une telle utopie sont aussi
nombreux que les échecs par lesquels se sont traduites les
tentatives d'instauration du pouvoir de la base : depuis les
innombrables jacqueries qu'a connu de tous temps le monde jusqu'à la
révolution bolchevique et à l'effondrement du
bloc soviéto-communiste, du fiasco de Cuba à l’évolution du
communisme en Chine, en passant par l'Albanie, la RDA et bien
d'autres pays, sans oublier le point d'orgue en la matière que fut
le Cambodge de Pol-Pot et de ses Khmers rouges.
Il
faut se souvenir que 12 ans après cette tentative de renversement de
la pyramide sociale que fut sa Révolution qu’elle voulait
universelle, la France avait un empereur, puis a connu d’autres
monarchies et de nouvelles républiques, dont l’actuelle, qui ne
satisfait pas davantage le citoyen que les précédentes, en
attendant la suivante. Démonstration s’il en est que la révolte
n’apporte de changement qu’en haut de la pyramide sociale, là où
se joue une partie de chaises musicales, un pouvoir remplaçant
l’autre. Mouvante mais impérissable, la structure de la société
demeure la même et la masse qu’elle organise et qui croît sans
cesse en nombre, ne fait que changer de maîtres ou de s’en donne
l’illusion, avec l'aide de sciences et de techniques seules
porteuses d'avancées sociales dont les révolutionnaires
usurpent le mérite.
Une
révolution chasse l’autre, et aucune n’a jamais rien
durablement changé à l’ordre des choses.
D'ailleurs,
qui de nos jours peut sérieusement imaginer qu'au lendemain de
l'aboutissement de la lutte finale, le grand partage ayant eu lieu,
la terre ne sera pas peuplée de ceux qui sauront faire fructifier
leur part et de ceux pour qui elle sera toujours insuffisante ? Sauf
bien entendu régime dictatorial – avec lui aussi un sommet
dominant sa base – encore plus insupportable à l'homme que les
pires inégalités.
En
fait, la pyramide sociale inversée n'est pas davantage une pyramide
que la représentation d'une société, ni même d'un projet de
société. Elle est tout au plus une utopie sortie d'esprits rongés
par la frustration, au point de s'imaginer qu'il suffit de modifier
la représentation d'un état de fait pour modifier ce dernier, à la
manière de ceux qui suppriment leurs opposants, brûlent les écrits
de ceux qui les contredisent ou mettent simplement en cause leurs
certitudes ; ou s'imaginent éradiquer ce qu'ils considèrent
comme des maux en soustrayant des dictionnaires et des constitutions
les mots (avec ou sans jeu de maux) qui les désignent.
C'est
à confondre égalité devant la loi avec égalité de revenu que
nous oublions que richesse et pauvreté, toujours relatives et
existant l'une par l'autre, structurent la société et que les
capacités faites de courage, de talent, d'ambition, de chance, de
désir d'innover et d'entreprendre, de goût du risque, etc. sont des
différences fondamentales de l'un à l'autre d'entre nous, qui se
compliquent avec le nombre.
Qu'en
sera-t-il lorsque nous serons 10 milliards et plus ?
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