Employé comme receveur par la Compagnie des Tramways de Fontainebleau-Avon, mobilisé en novembre 1939, mon père avait été incorporé à Agen, dans une unité d’infanterie. Il fut affublé d’une chéchia ornée du croissant, l’un des signes distinctifs de cette unité, et c’est ainsi coiffé qu’il occupa, durant toute la guerre, la tablette en faux marbre de la petite cheminée d’une chambre qu’il ne devait revoir que presque 6 ans après.
En son absence, notre vie s’était organisée dans une odeur de cuir, de graisse et de crottin de cheval. Avec la couleur kaki, ce sont là des marques de notre armée de l’époque qui éveillèrent et marquèrent mes jeunes sens et mon esprit. Les grands hangars désaffectés qui avaient servi aux tanneries au bas des Provençaux, avant les maraîchers, s’étaient peuplés fin 1939 d’unités en attente d’engagement, et les hommes, avec leurs bêtes et leurs armes stationnaient là, couchant et passant la plus grande partie de leur temps à même la paille répandue sur le sol.
C’était, comme il se doit, un lieu qui nous avait vite attirés et nous y faisions, avec les autres gamins du quartier, la distraction de soldats privés des leurs. Nous servions en outre de trait d’union avec nos familles, au sein desquelles ils trouvaient parfois des occasions d’améliorer leur ordinaire. Des rations contre une lessive ou le prêt d’un ustensile ou d’un service quelconque, nous valaient de profiter de leur subsistance et ils se plaisaient à nous offrir les friandises dont ils étaient pourvus. Ils nous laissaient jouer avec leurs armes, leurs ceinturons, leurs cartouchières, leur bandes molletières ce qui, nous étant interdits par nos parents, en rendait l’occasion d’autant plus appréciable. Nous avions même droit, avec plusieurs garnements, à des promenades dans l’auto privée du plus fortuné de l’un de ces militaires, un gradé qui n’était pas insensible aux charmes de nos mères esseulées. Accompagné le plus souvent de camarades aussi flambards que lui, il savait profiter du prestige que lui conférait son uniforme et dispenser l’agrément de promenades sur les routes sillonnant la forêt alentour.
Cette insouciance ne devait pas durer. C’était la fin d’un printemps dont la douceur avait fait éclore les fleurs que les soldats avaient mises à leur fusil quelques semaines plus tôt, mais fleurs fanées, illusions perdues et conséquences d’un laxisme coupable aussi tardivement que dramatiquement révélées, ces mêmes soldats poussaient maintenant devant eux, sous les coups de boutoir d’un ennemi partout vainqueur, une foule angoissée, ayant abandonné villes et villages dans une peur panique.
C’était aussi la déroute de nos troupes, en dépit de la résistance héroïque qui fut peut-être celle de l’unité que notre quartier avait hébergée un temps et qui disparut du jour au lendemain, comme par enchantement. Je n’ai jamais su si elle était partie combattre ou s’était dispersée comme tant d’autres.
Cette déroute, assortie d’un exode massif de civils, recouvrait à la manière d’un raz-de-marée la France et particulièrement, à l’époque dont il est question, la région parisienne. Alsaciens, Lorrains et autres populations de l’est, mêlées à celles de pays d’Europe du Nord, à des Belges, à des Luxembourgeois, à des Hollandais, transportaient avec eux, non seulement leur pauvre bagage mais une psychose à laquelle n’échappait aucun des endroits qu’ils traversaient. Les teutons arrivaient à grands pas et tous fuyaient devant eux pour échapper à leur barbarie et à des atrocités réelles ou imaginaires dont l’écho était complaisamment propagé. Il n’était question que d’exécutions sommaires, de pillages, de viols et d’incendies.
Dans un réseau qui était encore loin d’être ce qu’il est devenu avec ses autoroutes, ses voies rapides et ses itinéraires de contournement, Fontainebleau était l’endroit où se dénouaient plusieurs routes dont celle du soleil, la nationale 7, et plus généralement celles menant du nord et de l’est de la France, via la région parisienne, vers les provinces du midi, du centre et du sud-ouest. C’était donc le lieu de passage d’une part importante de la cohorte misérable qui refluait devant l’ennemi et à laquelle nous n’allions pas tarder à nous joindre.
Mon père nous avait laissés sans ressources aucune, mon frère âgé de trois ans, moi qui en avais six, et notre mère qui en avait seulement vingt-trois. Elle occupait depuis quelques mois un emploi d’aide-soignante à l’hôpital de la ville et avait été avisée, la veille pour le lendemain, que l’évacuation de l’établissement ayant été décidée, elle devrait se trouver à la première heure, comme les autres membres du personnel, au portail principal de l’établissement, accompagnée de ses enfants et munie de ses bagages. Nous devions embarquer avec les malades et une partie du personnel et du matériel, à bord de camions et d’autobus réquisitionnés pour la circonstance, pour une destination qui ne lui avait pas été révélée.
Au lendemain du soir où elle avait reçu ces instructions, je nous revois, avec une netteté parfaite, ma mère, mon frère et moi-même, remontant dans la fraîcheur bienfaisante d’un petit jour de juin, la rue des Provençaux puis le boulevard Joffre, le long duquel luisaient, sur le ballast de gros cailloux gris, les rails du tramway. Nous longeâmes l’église et les bâtiments du Carmel, ainsi que d’autres rues et avenues dont j’ai oublié le nom, en direction d’un but qui semblait bien lointain pour nos petites jambes. Un ciel d’un bleu pur et l’air léger faisaient prévoir une chaude journée. Les passants, inhabituellement nombreux à cette heure matinale, étaient visiblement préoccupés par des choses d’une gravité exceptionnelle. Les piétons étaient pour la plupart, tout comme notre mère, chargés de bagages, paquets et baluchons de toutes sortes. Les quelques autos qui circulaient ou s’apprêtaient au départ disparaissaient sous un amoncellement hétéroclite de matelas, de colis, de meubles et d’objets les plus inattendus, dont le spectacle nous distrayait de la longueur du chemin.
Si l’automobile était encore réservée à l’époque à une minorité, nous allions apprendre qu’elle était moins rare que pouvait le laisser penser l’absence habituelle d’encombrements, et découvrant le flot qui était en train de gonfler et qui submergeait déjà les routes environnantes sans que nous le sachions, ne disposant pas de la radio et ne lisant pas de journaux. Pour l’heure, mon frère et moi-même nous cramponnions chacun à la poignée de l’une des deux valises que portait notre mère, dont l’énergie remorquait vers les autocars salvateurs les mioches et les quelques frusques qui constituaient tout son bien. Nous avions laissé peu de choses derrière nous et seules sa crainte pour notre sécurité, celle de perdre son travail si elle n’avait pas suivi les consignes qu’elle avait reçues, ou plus simplement l’habituelle soumission des humbles à l’événement et aux ordres de supérieurs dont l’exemplarité n’était ni discutable ni discutée, peuvent expliquer notre départ comme celui de la plupart de nos semblables.
C’est ainsi que nous arrivâmes, vers sept heures, devant la porte principale de l’hôpital, L’accueil et le spectacle y manquaient de grandeur, contrairement à ce que j’avais imaginé. Nulle agitation y régnait. ; absents les véhicules qui devaient nous emporter ; bien calme et clairsemée l’assemblée de quelques dizaines d’hommes et de femmes valides ainsi que d’enfants et d’impotents à laquelle nous venions nous joindre.
Mon frère et moi étions connus de quelques-unes des personnes qui étaient là, en habitués des lieux où nous emmenait notre mère quand elle ne trouvait pas à qui nous confier pendant ses heures de service. Attendaient là, devant le porche d’entrée et ses grands vantaux ouverts sur un établissement vide, quelques personnes seules et des familles à la plupart desquelles manquait l’élément paternel. Pris de panique, le gros de l’hôpital, responsables en tête, avait fui au cours de la nuit, plus précipitamment que prévu et sans plus se soucier du sort de ceux à qui avait été fixé un rendez-vous ayant tourné au lapin. C’est ainsi par ce portail béant, que je perçus inconsciemment, pour la première fois, mais de manière indélébile, la lâcheté des hommes et ce que peut valoir la parole de ceux qu’ils se donnent pour guides ou qui s’arrogent trop souvent et légèrement ce rôle.
Je ne me souviens pas que ces laissés-pour-compte aient manifesté une quelconque colère L’inquiétude que suscitait le futur proche prenait amplement le pas sur la déception de n’avoir pasfait partie des heureux évacués ainsi que sur le sentiment qu’ils pouvaient éprouver à l’égard de ceux qui avaient aussi lamentablement manqué à leur devoir et à leurs responsabilités. Les plus résignés firent la seule chose qu’il leur sembla possible : ils prirent le chemin inverse de celui qu’ils venaient de parcourir de si bon matin, pour retrouver le foyer qu’ils avaient abandonné. Eux, dont l’absence devait être de courte durée, apprirent peu après qu’ils avaient gagné en tranquillité ce qu’ils avaient perdu en aventure. Les autres, moins nombreux mais plus entêtés, ou davantage soumis à l’obsession du moment, s’obstinèrent à trouver une façon de fuir.
Nous étions du nombre. L’un de nos voisins des Provençaux, Marceau, réformé pour de raisons de santé dont il devait d’ailleurs mourir quelques années plus tard et qui travaillait avec notre mère, se trouvait là. Il était accompagné de sa femme et de ses enfants, dont deux étaient à peu près du même âge que mon frère et moi-même et le troisième, un bébé tétant encore le sein de sa mère.
C’est avec eux que nous nous apprêtions à reprendre le chemin de la maison, en compagnie du père Cadot et de son épouse, lesquels devaient totaliser plus d’un siècle et demi. Le vieillard, paralytique et régulièrement soigné à l’hôpital bien que sans y séjourner en permanence, avait été invité à se joindre au convoi avec sa femme. Ils étaient donc arrivés là tous deux, lui dans son fauteuil d’infirme, elle le poussant. Comme nous, ils se résignaient et en désespoir de cause s’apprêtaient rejoindre leur petit appartement, situé non loin de notre quartier.
C’est alors que nous rebroussions chemin que l’inspiration vint aux adultes et qu’ils trouvèrent le moyen de faire face à l’adversité du moment. Les véhicules à bord desquels nous aurions dû embarquer étaient partis sans nous ? Eh bien nous fuirions par d’autres moyens.
Chargé du transport du linge entre l’hôpital et une buanderie située en ville, Marceau employait pour ce faire une lingère, vaste remorque dans laquelle il transportait les ballots de linge sale dans un sens et le linge propre et prêt à un nouvel emploi dans l’autre. Les hôpitaux étaient alors rarement dotés des installations dont ils disposent aujourd’hui et le soin du linge était confié à des entreprises sous-traitantes.
Constituée d’un plateau d’environ deux mètres de long sur un mètre cinquante de large, munie de parois latérales à claire-voie et d’une toiture arrondie faite de lattes sur lesquelles était tendue une bâche, la remorque était particulièrement propre, en parfait état et équipée de bons pneus. Quant à la voiture qui tirerait la remorque, elle était mise à disposition par son heureux propriétaire, le père Cadot lui-même. Il s’agissait d’une grosse limousine noire opportunément équipée d’un crochet d’attelage, qu’il avait utilisée lorsqu’il était encore voyageur de commerce. Elle tracterait la remorque et son contenu vers la Dordogne, destination que ma mère avait proposée. Ce but en valait bien un autre, nul ne sachant où aller après avoir pensé pouvoir s’en remettre à d’autres pour le choix d’un lieu dont ils n’avaient d’ailleurs pas eu connaissance. Le vieux père Cadot ne conduisant plus depuis longtemps, c’était la raison qui l’avait amené à se joindre, accompagné de son épouse, au convoi hospitalier. Sa voiture, soigneusement remisée proximité de chez lui, était en excellent état et Marceau, habitué du volant, était tout désigné pour la conduire. Auto et remorque furent donc prestement réunies, chargées et prêtes à démarrer.
Comme tous ces véhicules que nous avions vus depuis l’aube, le toit du nôtre reçut sa part du bagage et le reste fut embarqué dans la remorque avec une partie de la compagnie. Étant mieux adaptée que l’auto à un corps qui refusait de se plier, le père Cadot y avait été installé sur un matelas qu’il partagerait avec les aînés des enfants. Il était muni de sa canne, dont il avait été chargé par les parents de faire usage pour nous rappeler au calme et à la sagesse autant que le besoin s’en ferait sentir. Les trois femmes, le bébé et le conducteur avaient pris place à l’intérieur de la voiture. Les uns et les autres, tant dans l’auto que dans la remorque, étions environnés de valises, de colis ainsi que de denrées, objets et ustensiles nécessaires à notre survie : vaisselle, casseroles, poêles, etc,
Nous partions dans l’urgence, au milieu de tout cet attirail rassemblé, tels des romanichels. Si les parents en éprouvaient de l’inquiétude, les gosses y trouvaient plutôt, avec l’insouciance de leur âge, le plaisir d’une équipée qui ne manquait pas davantage de pittoresque que d’intérêt. Ce fut ainsi que nous prîmes le départ sous le soleil d’un après-midi de juin 1940.
Après la rue Aristide-Briand où s’était constitué l’équipage, ce fut la place de l’Étape sur laquelle régnait le plus complet embouteillage. Je dus certainement m’y endormir, vaincu par la fatigue d’une longue matinée, car mes souvenirs m’abandonnent pour le reste de la traversée de la ville, jusqu’à l’obélisque. C’est autour de ce monument, lieu de ralliement des grandes chasses et de bien des randonnées forestières, situé à proximité du château, que venait tourner le flot ininterrompu des réfugiés. Arrivant pour la plupart de la région parisienne par les nationales 6 et 7, ils s’obstinaient à poursuivre leur chemin sur ces deux axes, dont l’un allait vers Nemours, Montargis et Nevers ou Orléans pour continuer vers le sud-ouest ou le centre du pays, et l’autre vers Sens, à destination du midi, par la Bourgogne et la vallée du Rhône.
L’armée se mêlait au triste convoi des civils et sa présence ajoutait, au caractère pitoyable de cet exode, le lamentable spectacle de sa débandade. J’y retrouvai les mêmes soldats désœuvrés que ceux que j’avais connus dans leurs bottes de paille, mais ils avaient perdu leur bonne humeur, leur optimisme et leur lustre. Harassés, sales, hirsutes, ils cheminaient tristement, dans le relâchement d’un encadrement qui s’en distinguait à peine.
Ce fut à l’obélisque que je rencontrai pour la première fois de mon existence les représentants d’une espèce qui m’a toujours étonné depuis. Je veux parler des guides du troupeau, de ceux dont il accepte la férule bien plus volontiers que voudraient le faire croire ses membres les plus rétifs, et dont il se dote spontanément lorsqu’ils lui font défaut ; l’encadrement sans lequel l’être humain serait incapable ni ne saurait concevoir de vivre dans toute leur plénitude son agitation et ses incertitudes ; je veux parler des représentants de l’ordre. Certains portaient ses signes de reconnaissance tels que brassards, ou insignes à défaut d’uniformes, mais rares étaient ceux qui ne portaient pas de coiffure, élément le plus important de leur équipement ; preuve irréfutable, indiscutable attribut de l’autorité qui leur est conférée ou qu’ils s’octroient dans des circonstances exceptionnelles, comme l’étaient celles que nous traversions. Du préfet au gardien de square, la casquette ou le képi – ce dernier étant toutefois davantage dans la tradition française à l’époque –, sont préférés à tout autre élément de la tenue. Probablement est-ce à ce titre qu’ils ont mérité le nom de couvre-chef.
En cette période troublée, alors que chacun ne pensait qu’à fuir, qu’à se fondre dans la grisaille d’une foule moutonnière, ces gardiens du désordre et non plus de l’ordre n’avaient rien perdu de leur superbe et jouaient à merveille leur rôle de chien de berger. Nombre d’entre eux portaient des bottes ou de ces guêtres qui constituaient alors un élément de l’habillement militaire. Comme leur baudrier et l’étui de leur pistolet, elles luisaient au soleil, dans une pagaille qui en altérait nullement l’éclat. Gendarmes et supplétifs ne semblaient pas désespérer de mettre fin à la cohue indescriptible et leur entêtement cocasse semblait même mettre dans l’air une note rassurante, Tout bien considéré, leur seule présence ne niait-elle pas la réalité ? N’étaient-ils pas la preuve que la confusion ne régnait pas autant qu’elle en avait l’air ? Si personne n’avait cure d’obéir à leurs injonctions parfois furieuses, ils donnaient l’illusion de parvenir à canaliser le flot intarissable vers les voies qui s’offraient à lui, comme ces longs fleuves qui s’évitent ainsi de sortir de leur lit et de déborder.
Certains officiers, de l’armée carrément en déroute celle-là, soucieux de se soustraire à l’ennemi – en vue de reprendre la lutte un peu plus loin, bien entendu – et pour cela plus pressé que quiconque, doublaient comme ils pouvaient la colonne interminable des réfugiés, renchérissant d’une autorité, d’ailleurs aussi peu efficace que celle des prévôts. Ils parvenaient néanmoins à gagner quelques places dans la file, en vue de gagner des positions dont il était douteux qu’elles aient été préparées à l’avance.
Notre équipage étant entré dans le flot, à la manière dont un fétu est happé par le courant, nous nous trouvions maintenant sur la voie du salut que nous étions venus chercher là. Nombreux étaient les fuyards qui prétendaient l’emprunter en vue de destinations les plus diverses. Pour nous, cette route devait nous conduire en Périgord, comme je l’ai déjà dit, selon un itinéraire dont les adultes avaient une idée à peine plus précise que les enfants. Ce but, dont ma mère avait fait notre terre promise, se réduisait en fait à l’existence de sa famille et du précaire refuge qu’elle pourrait offrir aux confins du Périgord. Il était inconnu des autres mais c’était sans importance puisqu’il était peu probable que nous y aboutissions, ce dont nul ne se doutait encore. À l’allure où nous allions, cette route promettait en tout cas d’être longue et le témoignage des pauvres gens auxquels nous nous étions joints ‒ dont certains avaient déjà parcouru des centaines de kilomètres ‒ n’était pas fait pour nous rassurer. Nous étions partis sans trop savoir pourquoi, mais maintenant que nous faisions partie du troupeau, nous partagions avec lui une information des plus sures : nous avions confirmation que notre participation à la pagaille était justifiée. Celle-ci se faisait même la preuve de l’impérative nécessité de fuir devant un ennemi implacable, ivre de sang, venant jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compagnes ; incendiant, violant, pillant, exterminant tout sur son passage : femmes et enfants, jeunes et vieux, infirmes et invalides comme les bien-portants. La peur était telle qu’elle faisait considérer par plus d’un comme indifférente leur propre destination. Comme pour l’armée et le pouvoir politique, il suffisait qu’elle se situe au-delà de cette frontière naturelle que constitue la Loire, derrière laquelle la France se réfugie traditionnellement en cas de danger. Minoritaires étaient ceux qui comme nous avaient des origines ayant motivé leur orientation plutôt vers le sud ou le sud- ouest que vers un autre point du pays. Ceci dit, la plupart les fuyards pensaient d’abord qu’ils échapperaient à l’ennemi en se dirigeant vers là où allaient les autres, ce qui garantissait la cohésion de la multitude.
C’était maintenant la fin de l’après-midi. La chaleur pesait sur une foule en sueur et les véhicules, civils et militaires, à cheval ou à moteurs ; les dérisoires poussettes, remorques à vélo et autres carrioles tirées ou poussées à bras, les immenses charrettes fourragères sur lesquelles étaient entassés des ménages complets ; les caissons d’artillerie, fourgons, camions et camionnettes en tous genres et de toutes sortes, avaient plus chaud encore que les hommes
La partie de la cohue constituée de civils était pressée sur le côté de la route, par des serre-files omniprésents dont l’autorité avait vite fait de basculer dans le fossé les récalcitrants avec leur bagage. Il se dégageait néanmoins de l’ensemble une impression de résignation active ; de peine bestiale où les hommes le disputaient aux chevaux, nombreux eux aussi. L’autre partie, celle de l’armée en déroute, parvenait à doubler tant bien que mal et distançait les civils, mais le nombre de soldats semblait infini et il en arrivait sans cesse de nouveaux, allant pour la plupart à pied.
Le matériel abandonné, civil comme militaire, était de plus en plus abondant au fur et à mesure de notre progression. Leurs propriétaires étaient parfois encore à côté, plongés dans la perplexité par la panne ‒ le plus souvent sèche ‒ qui les avait immobilisés. Dans bien des cas, des bras plus pressés que secourables avaient poussé des équipages gisant maintenant dans le fossé, sur les bas-côtés de la route, ou dans les chemins forestiers. Des voitures récalcitrantes s’extrayaient des passagers condamnés à les laisser sur place pour continuer leur route à pied. Des tractations s’engageaient avec les heureux possesseurs de véhicules circulant encore, afin d’obtenir le transbordement d’au moins une partie des biens qui autrement demeuraient là pour être à peine pillés. L’indifférence générale à l’égard des sacs et des valises offrant leur contenu, à la manière du foin sortant du ventre d’une vieille poupée délaissée, s’expliquait par la hâte des fuyards. Ce serait pour plus tard. Ceux qui quelques heures auparavant en auraient été les plus avides, et qui le redeviendraient d’ailleurs bien vite, passaient sans même y porter le regard.
Des chevaux et parfois des tracteurs agricoles tiraient d’énormes charges faites de matelas, de meubles, de valises, de malles, de baluchons, de casiers à volaille, de cages à lapins, de bassines de marmites… Il s’y trouvait pourtant encore, proportionnellement au prix qu’étaient disposés à mettre les quémandeurs, assez de place pour accueillir ce que les infortunés parvenaient à sauver pour un temps de l’abandon. Mais les tracteurs aussi étaient bientôt immobilisés, lorsqu’en dépit de la légendaire prévoyance de leurs possesseurs ils avaient épuisé leur carburant. Seuls les chevaux offraient – pour combien de temps, les pauvres bêtes – une garantie suffisante, et leurs heureux maîtres étaient les rois de ce nouveau marché du transport sur lequel le pouvoir de l’offre régnait tyranniquement. On pouvait ainsi voir des haridelles fourbues tracter des chargements dont le poids et le volume avaient grossis tout au long de leur misérable parcours.
Quand la nuit vint, nous n’étions pas encore sortis de la forêt et avions parcouru moins de 10 kilomètres depuis notre point de départ, ce qui nous mettait aux environs de la croix de Saint-Hérem. C’est peu après ce lieu de ralliement d’anciennes chasses à courre que notre auto décida à son tour de nous lâcher. Je ne me souviens pas si ce fut sur défaillance mécanique ou panne sèche mais peu importe. Il nous restait à faire ce que nous avions vu faire par d’autres et ce que d’autres feraient après nous : tenter de sauver l’essentiel.
Outre nos bagages ou ce qui en tenait lieu, nous avions le brave père Cadot, dont la chaise roulante, qui couronnait les bagages sur le dessus de la voiture, alla coiffer la remorque, mais nous étions mieux lotis que la plupart des autres fuyards, car nous possédions celle-ci ; une remorque au timon de laquelle il suffisait de remplacer le cheval, vapeur ou non, par l’homme. Marceau s’y attela et aidé de sa femme et de ma mère, ce fut la solution immédiate à nos problèmes mécaniques.
Prestement récupéré, une partie de ce qui avait été chargé à l’intérieur de la voiture et sur son toit avait été transbordé dans la remorque qui, tirée à force de bras, intégra à nouveau la cohorte qui poursuivait obstinément sa marche. Peu de temps après, dans la nuit noire, moteurs, bêtes et gens exténués, firent halte au bord de la route ou dans la forêt avoisinante.
Après un court repos à la belle étoile, nous reprîmes à l’aurore la route pour aborder la vallée du Loing, par une grande pente où vient mourir le sud de la forêt de Fontainebleau. Les grandes personnes et les enfants en âge de le faire marchaient aux côtés de la remorque. Une vue plongeant sur la nationale en direction de Nemours, nous offrit le spectacle d’une foule innombrable, cheminant lentement au loin entre deux rangées d’arbres. Des peupliers dont la silhouette élancée laissait voir la chaussée, ou plus exactement ce qui la couvrait, aussi loin que le regard portait.
Quand, à notre tour nous sortîmes de la forêt, cette portion de route rectiligne devait nous révéler pour la première fois le tableau des hommes et des animaux éventrés par les mitraillages des jours précédents. Ils gisaient un peu partout et je fus particulièrement impressionné par les cadavres de plusieurs grands bougres de nègres en uniforme, venus mourir là en se demandant certainement pourquoi. Plusieurs avaient encore sur la tête une chéchia qui ressemblait à celle dont était coiffé mon père sur sa photo de militaire. Leurs corps étaient unis à ceux de chevaux dans une exhalaison putride à laquelle la fraîcheur du matin ne mettait qu’une bien relative discrétion.
Comme la plupart des enfants je pense, j’étais curieux de la mort et de l’émotion que me semblait devoir provoquer la vue d’un cadavre et a fortiori de plusieurs. Il n’en fut rien. Comme par la suite et jusqu’à l’époque où j’écris ces lignes, nulle dépouille, fût-elle celle d’un proche, n’a suscité en moi autre chose qu’une sorte de curiosité distante. Suis-je redevable au spectacle de ces cadavres encore chauds offerts aux regards de tous ; d’une sorte de désensibilisation ? C’est possible, comme il en est pour tous ces enfants de par le monde, trop tôt accoutumés à la violence ; à la guerre, à la misère et à leur cortège de victimes, pour en être affectés. Sans compter l’influence d’une information omniprésente et de jeux qui contribuent à banaliser les choses les plus barbares,
Je devais d’ailleurs faire, quelques mois après l’exode une autre expérience, en rapport avec la souffrance humaine et la mort, qui me frappa davantage, sans pour autant changer fondamentalement le sentiment qu’elle a pu m’inspirer depuis. Ayant échappé à la surveillance de ma mère que j’étais allé voir dans le service de chirurgie où elle avait repris son travail, et alors que j’avais pénétré dans une pièce qui devait se trouver aux abords d’une salle d’opération, je tombais sur un cadavre nu allongé sur une table et une grande bassine émaillée posée à terre, contenant plusieurs membres amputés. Je m’empressais de refermer la porte sans rien dire à quiconque de ma macabre découverte, mais cette expérience m’a suffisamment marqué pour que je m’en sois toujours rappelé. Je me souviens clairement en avoir été surpris, sans plus, et suis persuadé que le spectacle de l’exode m’y avait en quelque sorte préparé.
Je voue par contre, depuis cette exposition au bord de la route, de cadavres humains et de bêtes entrelacés, une compassion particulière aux animaux, dont tant ont souffert, souffrent et souffriront longtemps encore de la folie humaine. Si les chevaux furent toujours voués aux pires tâches davantage qu’à l’équitation, ils sont traités de manière particulièrement odieuse au cours de ces guerres qui les opposent à des tanks et à des avions. Une séquence d’actualités des années 40 que beaucoup ont pu voir et revoir depuis, en est pour moi la parfaite illustration. Plusieurs chevaux affolés, les yeux exorbités par la terreur, sont attelés à un caisson d’artillerie sur le siège duquel un soldat tire sur les rênes de toutes ses forces pour vainement tenter de maîtriser les bêtes emballées. Un obus explose en tête de l’attelage et couche le premier cheval, qui est aussitôt piétiné par ses suivants, le caisson et son chargement venant s’écraser sur une masse confuse d’où partent des ruades et émergent des têtes aux regards épouvantés. Je confesse que j’éprouve, à la pensée de cette scène et de toutes celles qu’elle évoque chez moi, en même temps que de la honte, moins de commisération pour moi-même et mes semblables qu’à l’égard des malheureuses victimes de la stupidité de l’espèce à laquelle j’appartiens. Le cheval est pourtant, paraît-il, la plus noble conquête de l’homme. Et le progrès ne s’arrête pas là ! Les chiens, les chats, les oiseaux, les poissons meurent à la guerre des hommes ; comme si la vivisection ne suffisait pas à leur malheur, les dauphins et même les moustiques sont mis à contribution et dressés en conséquence ! Mais revenons à notre sujet.
Nous avions distinctement entendu le bruit des avions et le crépitement des mitrailleuses, la veille au soir, et les membres les plus avertis de notre misérable troupeau avaient dressé l’oreille de manière inquiétante. Nous imaginions cependant que ces mitraillages étaient un échange entre combattants qui ne concernaient pas les civils. Nous ne devions pas tarder à mesurer notre erreur, et c’est sur cette longue ligne droite, que trace la route peu après le Pavé du Roy, à la hauteur de Bourron-Marlotte, avant la descente vers Gretz-sur-Loing, qu’eut lieu le premier mitraillage dont nous eûmes notre part.
Nous étions aux premières loges, à la sortie du virage qui se situe à l’orée de la forêt, en hautde la côte en venant de Fontainebleau. De cet endroit, dominant la route qui s’étendait en enfilade devant nous, couverte de la foule des hommes, des bêtes et des véhicules de toutes sortes, je me souviens avoir assisté à un spectacle dont ce qui me surprit le plus n’est pas ce que pourrait penser le lecteur. Avant que le bruit des armes ne nous parvienne, ce fut le véritable jaillissement de silhouettes, depuis le fourmillement qui couvrait la chaussée vers chacun de ses côtés ; à la manière des cheveux rejetés de chaque côté de la raie que trace prestement un peigne, ou de la terre que rejette les socs d’une charrue de part et d’autre de son sillon. En même temps que des cris et le hurlement des moteurs, cette raie remontait rapidement vers nous, parsemée des points sombres que formaient, comme oubliés sur la chaussée, les corps des victimes et les carcasses des véhicules touchés dont certains s’enflammaient. Cette raie remontait inexorablement le cours du fleuve formé par le convoi des civils étroitement mêlés aux soldats. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, la colonne ralentissait jusqu’à s’immobiliser, en même temps qu’elle était précipitamment rejetée de chaque côté de la route, laissant au milieu, dans leur sang et leurs tripes subitement mises à nu, ceux au voyage desquels le sort avait choisi de mettre fin là plutôt qu’ailleurs.
Les moins prévenus, dont nous étions – c’était notre baptême du feu – étaient la proie privilégiée des mitrailleuses. Nous n’avions pas encore assimilé l’urgence de dégager l’axe de la route qui servait de repère aux aviateurs dans l’impitoyable injonction qu’ils adressaient ainsi au civils de ne pas aller plus loin, en même temps qu’ils cherchaient à détruire soldats et engins armés mêlés aux réfugiés. Alors, le sort jouait son rôle aveugle, condamnant les uns et épargnant les autres.
Ce fut avec stupeur, mais sans véritable crainte, que je vis le tir fendre la foule jusqu’à l’entrée du tournant où nous nous trouvions ; juste là où les pilotes redressaient une fois leur passe effectuée et reprenaient de l’altitude pour regagner leur point de départ afin d’en accomplir une autre. En arrière de nous, en plein virage jusqu’au haut de la côte que les frondaisons de la forêt recouvraient de leur protection feuillue, la suite de la colonne se tassait dans un bouchon monstre, mais tout semblait calme, sous le hurlement des moteurs des avions et le crépitement de leurs armes.
La plus grande quiétude faisait subitement suite à l’agitation provoquée par le tir d’armes de tous calibres et le grondement d’avions à peine entrevus. Ceux-ci avaient agi en toute impunité, la riposte symbolique d’armes individuelles, dont quelques fusils-mitrailleurs hâtivement mis en batterie par quelques tireurs zélés, n’ayant eu probablement pour effet sur l’attaquant que de justifier son action et de l’encourager à la renouveler. Puis le silence succédant à ce fracas fit place aux plaintes des blessés, aux gémissements, aux cris et aux lamentations de leurs parents, de leurs compagnons, qui les cherchaient dans les débris jonchant la route, les talus et les fossés. Seuls les animaux, les pauvres chevaux en particulier, comme par une réserve qui ressemblait fort à de la pudeur, voire à de la dignité qui manquait aux humains, attendaient stoïquement la mort lorsqu’ils n’étaient que blessés.
Ceux qui, dans ce jaillissement latéral, avaient bondi à qui mieux mieux pour s’écarter de la trajectoire de la ligne mortelle, en plongeant dans les fossés, en se mettant à l’abri d’un arbre, en s’aplatissant derrière un buisson, retrouvaient leur barda et leurs proches auxquels il manquait parfois une partie. Chacun s’apprêtait alors au grand ménage, à la grande remise en ordre avant un nouveau départ. Les véhicules hors d’usage et les cadavres des anonymes et des bêtes, dont personne n’aurait le souci, étaient poussés sur le bas-côté de la route pour y être abandonnés, pendant que les morts et les blessés reconnus par les leurs étaient ramassés tant bien que mal et embarqués pour continuer jusqu’à l’hypothétique halte à l’occasion de laquelle ils seraient soignés ou inhumés. Ces opérations furent toutefois interrompues. Loin en avant de nous, la route à peine regarnie, les avions – les mêmes ou d’autres – traçaient à nouveau leur raie implacable. Le mitraillage reprenait.
Manquant d’expérience, n’ayant pas encore acquis le réflexe qui aurait dû nous précipiter sur les bas côtés de la route à chacune de ces attaques, nous nous étions blottis mon frère et moi, tout contre notre mère frappée de stupeur ; restée debout au beau milieu de la chaussée. Elle avait serré contre elle, à l’abri de ses jupes, ses deux mioches plus curieux du spectacle qu’apeurés, et leur avait ainsi offert une protection dont l’efficacité n’avait eu d’égal que sa précarité, mais le résultat était là : nous nous en tirions indemnes. Notre position, à quelques mètres de l’endroit où finissait pour les avions la portion de ligne droite de la route, et surtout la chance, nous avaient probablement évité le pire.
Était-ce l’effet des mitraillages ? D’une route plus large ? La décision d’assez nombreux fuyards de tenter d’emprunter des routes secondaires moins encombrées donc moins sujettes à l’attaque des avions ? La fatigue des êtres comme de leurs moyens de transport qui en immobilisait un nombre sans cesse croissant ? Toujours est-il qu’une sorte de décrue du flot semblait avoir lieu.
Les civils paraissaient cheminer moins serrés, moins agglutinés ; doublés par une armée qui allait maintenant plus vite qu’eux. Une armée qui, toujours aussi débandée, continuait d’attirer l’aviation ennemie. Cette dernière devait avoir repéré cette portion de route, droite et longue de plusieurs kilomètres, qui lui était particulièrement favorable. Elle devait ressembler pour les pilotes à un fossé, prise comme elle était entre les grands arbres qui la bordaient et derrière lesquels se formaient à la moindre alerte des grappes humaines qui venaient s’y mettre à l’abri.
Notre deuxième journée d’exode se passa dans ce qui me semble avoir été déjà presque une routine. Plus aucun d’entre nous ne semblait davantage étonné par sa propre situation que par ce qui l’environnait. L’habitude, force à laquelle se plie si facilement l’être humain, s’installait et la progression aurait pu être calme sans le harcèlement aérien et le manque de vivres qui commençait à se faire sentir chez certains, dont nous étions. La multitude avait faim et comme aucune intendance n’y pourvoyait, c’était la loi du plus fort et du plus malin.
En fin de matinée de ce deuxième jour, nous entrâmes dans Nemours, après avoir parcouru dix-huit kilomètres depuis la veille après-midi. Les tenanciers des boutiques les avaient abandonnées pour fuir et devaient se trouver à quelque distance de là, pendant qu’elles étaient l’objet d’un pillage en règle s’ils ne les avaient pas vidées de leur contenu avant de partir, faute de temps mais surtout, n’imaginant probablement pas davantage les besoins de ceux qui arrivaient que l’audace dont ils seraient capables, en l’absence de tout pouvoir susceptible d’y mettre un frein.
Les rideaux de fer et les grilles, les volets et les portes, avaient été défoncés, arrachés, et des groupes cherchaient encore de la nourriture ou poursuivaient des buts moins précis. Les plus chanceux de ces pillards ressortaient de tel ou tel magasin avec entre les mains quelques restes. Tout ce qui pouvait servir à s’alimenter était ainsi emporté et disparaissait, à la manière de ce qui a le malheur de se situer sur le passage d’une nuée de sauterelles ou d’un torrent en crue.
J’ai conservé le souvenir d’un de ces rideaux de fer, faits d’une sorte de tôle ondulée, peint en gris et dont l’un des coins inférieurs s’enroulant sur lui-même sortait de son cadre. Il découvrait un passage qu’empruntaient les uns après les autres ceux qui venaient y faire leurs provisions, à la manière de rats entrant et sortant de leur trou. Rien ne s’opposait à ces actes de brigandage et il faut croire que nous étions arrivés trop tard ou que nous étions encore insuffisamment aguerris, car autant que je me souvienne il me semble que nous n’y prîmes pas part. Les réserves de la petite ville n’avaient pu suffire à alimenter longtemps le flot des fuyards.
La cité de Nemours et ses environs étaient à l’époque dotés d’un seul pont qui franchissait le Loing à la sortie de la ville en direction du Sud. Le ralentissement qui en résultait fit que nous sortîmes de la rue principale engorgée, alors que la nuit était déjà tombée. Nous fîmes halte peu après dans un champ de blés verts bordé de grands arbres, où nous réussîmes à trouver une place parmi la foule de nos semblables. Cette deuxième nuit d’exode fut l’occasion d’une tractation avec un autre fuyard. Il fut convenu que notre remorque repartirait au matin, attachée à l’arrière de celle que tiraient déjà ses deux chevaux, et c’est ainsi qu’après avoir pris tant bien que mal quelque repos, nous nous éveillâmes pour repartir, notre lingère accrochée à une fourragère. L’attelage qui nous avait pris en remorque devait nous abandonner le lendemain. Profitant du tohu-bohu, son conducteur planta là ce supplément de charge qui devait lui paraître trop encombrant et le ralentir.
Nous nous retrouvâmes donc seuls au petit matin, avec notre roulotte improvisée, et c’est en la traînant et la poussant que nous continuâmes notre chemin durant deux ou trois jours, pour nous arrêter à Châlette-sur-Loing, à l’entrée nord de Montargis.
Ce fut le point ultime de notre fuite. Comme il en est de tout, le temps avait usé la psychose ; les esprits s’étaient calmés pour la plupart et la longue et dense procession des civils s’était progressivement distendue et éclaircie. Les uns avaient bifurqué, d’autres se maintenaient dans le courant, continuant leur voyage vers la région, connue ou non, qui voudrait bien les accueillir. Ils y trouveraient une maison pour remplacer celle qu’ils avaient quittée intacte comme c’était notre cas, incendiée, détruite, ou dont ils avaient été chassés, et se referaient une vie comme ils pourraient. D’autres enfin, qui étaient chaque jour plus nombreux, s’arrêtaient comme nous le fîmes nous-mêmes, à bout de forces et de ressources, pour attendre je ne sais quoi.
Comme partout où était passé le flot, les commerces abandonnés avaient été mis à sac, avant qu’il fût dévolu aux jardins de faire à leur tour les frais de la subsistance de ceux qui s’arrêtaient là et se chargeaient aussitôt de la cueillette et du ramassage de tout ce qui se mangeait. Pour le logement, les habitations vides de leurs occupants étaient investies ; leurs portes forcées. La notion de propriété était oubliée et son caractère sacré en prenait un vieux coup, cédant à l’urgence.
Comme par enchantement, toutes les habitations situées en bord de route, aux portes et volets soigneusement clos par ceux qui les avaient abandonnées depuis peu, furent successivement ouvertes et reprirent vie.
C’est par ce moyen que nous devînmes, au gré de notre halte, les nouveaux habitants d’un modeste pavillon de meulière dotée d’un petit perron coiffé d’une marquise. Nous y dominions cette route qui allait maintenant nous offrir le spectacle de nos successeurs, jusqu’au jour où le flux s’inversant, au moins pour partie, nous déciderions de nous joindre à une foule assagie et allégée de nombre de ses bagages, circulant cette fois dans l’autre sens pour regagner ses pénates.
Nous occupions une place de choix, à l’entrée d’une vaste courbe, sur le côté droit de la route en allant vers le midi, ce qui équivalait à des premières loges. La circulation à droite, qui demeurait de règle, faisait se dérouler le spectacle directement sous nos yeux, à quelques mètres tout au plus. Et il n’y manquait rien ! Blasés que nous étions de celui offert par des civils dépenaillés, sans grand caractère ni intérêt, et qui n’avaient dorénavant plus grand-chose à nous apprendre, nous nous intéressions à l’armée ; aux armées devrais-je dire.
Ce fut d’abord la nôtre, ou ce qu’il en restait. Elle refluait clairsemée, faite d’hommes sales, mal rasés, exténués et démoralisés. Depuis notre observatoire, sans avoir à nous déranger, nous pouvions voir les plus amers et démonstratifs de ces vaincus casser leurs fusils contre les bordures de trottoir, abandonner sacs, paquetages, munitions, pour ne conserver que le strict minimum dans leur musette. Cette musette, précieux accessoire en même temps que symbole du soldat français et du prisonnier de guerre, dont la propagande teutonne allait rapidement s’emparer pour illustrer ses affiches.
L’armée allemande, quant à elle, se manifesta progressivement, d’abord mêlée à nos troupes en déroute, au point qu’il me fut un temps malaisé de distinguer les Allemands des Français. Mais le port altier des vainqueurs et la morgue de certains d’entre eux, qui n’était pas sans me rappeler ce qui m’avait frappé chez les membres du service d’ordre de l’obélisque, au départ de Fontainebleau, permirent rapidement de les distinguer. Puis les soldats français, désarmés, marchèrent sur le côté droit de la route, isolés ou par petits groupes, mêlés aux quelques civils qui passaient encore. Bientôt, les Allemands les doublèrent en unités organisées. Comme l’avaient fait à notre égard les soldats français quelques jours auparavant, des fantassins vert-de-gris les serraient sur le bas-côté pour permettre à leurs propres véhicules de doubler et d’achever, un peu plus loin une conquête dont la fulgurance intéressait bien peu les enfants et échappait encore, autant que ses causes, à la plupart des adultes.
Rapidement, la partie droite de la route fut occupée presque exclusivement par les Allemands et nous revîmes bientôt nos troupes, remontant vers le nord, marcher de l’autre côté de la route cette fois, en colonnes et encadrées par des feldgraus l’arme à la bretelle. Dans le même temps, les équipages des civils avaient complètement disparu du paysage. Quant au défilé irrégulier, fantaisiste et disparate des engins de notre armée, il avait été définitivement remplacé par celui de convois ordonnés de véhicules allemands doublant des troupes à pied chantant à tue-tête ces couplets guerriers que nous devions si souvent entendre par la suite. De nombreuses motos et des side-cars circulaient en tous sens, jouant les mouches d’innombrables coches.
L’effet produit par les premiers soldats ennemis, clairement identifiables et non plus mêlés aux nôtres, fut celui d’un ordre et d’une discipline qui contrastaient étrangement avec le spectacle auquel nous avait accoutumés notre propre armée, avant même que d’être mise en déroute – je me souvenais et garde encore en mémoire, l’image de nos soldats des Provençaux cantonnés et comme abandonnés dans leur paille, bien différente de celle que nous offrait maintenant une armée allemande ordonnée et conquérante.
Adultes et enfants assistaient à un défilé triomphal auquel était porté un intérêt évident, pour ne pas dire niaisement admiratif. Contrairement au sentiment affiché, paraît-il, à quelques jours de là sur les Champs-Élysées, par des spectateurs qui avaient tout de même jugé opportun d’honorer les vainqueurs de leur présence, je n’ai pas le souvenir d’un sentiment d’humiliation ou de honte chez des spectateurs plutôt ébahis. Peut-être étaient-ils trop ignorants ou trop las de tout ; ou trop préoccupés de leur avenir, pour laisser place à de plus nobles pensées. Plus vraisemblablement, nous étions tout simplement rassurés par cet ordre après la chienlit que nous venions de vivre.
C’est qu’ils en imposaient ces “boches” – leur surnom hérité de 14-18 leur ayant été vite restitué –, bien alignés, se faisant face assis sur des banquettes disposées dans la longueur du plateau de leurs camions, le fusil bien planté sur sa crosse entre les jambes. On aurait dit des soldats de plomb, tous pareils, bien peints, bien propres, bien droits, comme statufiés. Déjà touché par un sens de l’organisation qui n’est jamais totalement départi d’une dose d’esprit “casque à pointe”, je comprenais confusément, à les voir aussi impassibles et sûrs d’eux-mêmes, les fondements de l’efficacité qu’ils venaient de démontrer et dont les vaincus semblaient accepter les effets comme une fatalité où pointait du respect.
Cette manifestation de la sagesse populaire ne franchissait toutefois pas les limites d’une méfiance bien franchouillarde et dérisoirement patriotique, telle que devait la susciter l’Allemand vainqueur, au moins dans un premier temps. Lorsqu’un feldwebel, rompant son immobilité, s’avisait de lancer quelques bonbons aux enfants que nous étions, en signe d’une cordialité de propagande, il nous était interdit, parfois calotte à l’appui, de les ramasser et encore plus de les manger. Moins parce qu’ils avaient le goût amer d’un cadeau de l’ennemi vainqueur que parce qu’ils étaient empoisonnés et que nous serions morts dans d’atroces souffrances à peine les aurions-nous avalés. Je ne me souviens pas, par contre, qu’il en ait été de même pour les rations et les boules de pain adroitement distribuées à une population trop affamée pour y trouver à redire.
N’ayant hélas pas davantage gardé le souvenir des jours qui suivirent que des conditions de notre retour à Fontainebleau, je suis contraint de n’en rien dire, en attendant une reconstitution que je tenterai peut-être un jour. Il m’est par contre permis de supposer que l’équipée, qui s’était terminée par l’occupation d’un toit inconnu, dut prendre fin au grand regret des enfants. Comme bon nombre de ceux en compagnie desquels je me trouvais, j’avais atteint l’âge d’être contrarié par la réouverture des écoles que ne manquerait pas d’entraîner la reprise du cours normal de notre vie.
Inspirée par ce que nous avions vécu, ma mère redoutait que d’autres, après s’être enfuis comme nous-mêmes vers le sud, aient occupé, comme nous l’avions fait nous-mêmes, une maison d’emprunt et y aient commis je ne sais quels abus. Elle se demandait dans quel état nous allions retrouver notre logement. D’autant plus qu’aux risques d’une occupation par d’autres Français en déroute s’ajoutaient ceux qui avaient pu naître des agissements de l’occupant, bien qu’à vrai dire l’exemple qu’il nous en avait donné, là où nous avions abouti, loin des zones de combats, ait plutôt été de nature à nous rassurer. Nous regagnâmes notre domicile, que nous retrouvâmes intact ainsi que son contenu, au demeurant peu fait pour susciter la convoitise. La pauvreté du quartier avait sans doute été sa meilleure protection.
Notre voisine immédiate – dont le mari avait été lui aussi mobilisé – n’ayant pas eu la chance de bénéficier de moyens comme ceux auxquels nous avions eu recours après que d’autres nous eurent manqués, était partie elle aussi avec son fils mais s’était contentée de rejoindre sa famille d’agriculteurs qui n’avait pas cédé à la panique, à quelques dizaines de kilomètres de Fontainebleau, du côté de Milly-la-Forêt. Je vis donc revenir quelques jours après notre retour, mon camarade et sa mère. J’imagine le récit que je dus lui faire de notre équipée et la gloire que j’en tirai, lui-même n’ayant à faire état que des cerises dont il s’était gavé à son aise.
La page définitivement tournée, la vie reprit son cours habituel, partagé entre une école qui reprit à la rentrée et une vie de famille rythmée par l’activité de notre mère qui avait retrouvé son travail à l’hôpital. Les privations étaient déjà présentes, mais beaucoup pensaient qu’elles étaient momentanées et que les approvisionnements se normaliseraient avec le reste de la situation ; que la nourriture reviendrait progressivement avec l’ordre que troublaient encore des fuyards retardataires.
Ces derniers circulaient maintenant dans toutes les directions, comme des insectes dont aurait été dérangée la procession bornée. Peu nombreux furent ceux qui, ayant tout perdu, vinrent chercher un
nouveau toit au fond de notre quartier. Effet de leur provenance souvent rurale ? Rationnement moins difficile à subir à la campagne que dans les agglomérations ? Fuite de persécutions que j’étais encore trop jeune pour concevoir ? Toujours est-il que la moitié nord de la France était d’un intérêt relatif pour un grand nombre de ceux qui s’appelaient désormais les réfugiés. La partition du pays en deux zones, peut-être anticipée par certains avec ses effets, s’ajouta probablement aux raisons qui poussèrent une majorité de réfugiés à persister dans leur tentative d’aller chercher asile au sud de la Loire.