mardi 6 septembre 2016

Condorcet et la surpopulation

« Ainsi, non seulement le même espace de terrain pourra nourrir plus d’individus, mais chacun d’eux, moins péniblement occupé, le sera d’une manière plus productive, et pourra mieux satisfaire à ses besoins.
Mais dans ces progrès de l’industrie et du bien-être, dont il résulte une proportion plus avantageuse entre les facultés de l’homme et ces besoins, chaque génération, soit par le progrès, soit par la conservation des produits d’une industrie antérieure, est appelée à des jouissances plus étendues et, dès lors, par une suite de la constitution physique de l’espèce humaine, à un accroissement dans le nombre des individus ; alors, ne doit-il pas arriver un terme où ces lois, également nécessaires, viendraient à se contrarier ? Où l’augmentation du nombre des hommes surpassant celle de leurs moyens, il en résulterait nécessairement, sinon une diminution continue de bien-être et de population, une marche vraiment rétrograde, du moins une sorte d’oscillation entre le bien et le mal ? Cette oscillation, dans les sociétés arrivées à ce terme, ne serait-elle pas une cause toujours subsistante de misères en quelque sorte périodiques ? Ne marquerait-elle pas la limite où toute amélioration deviendrait impossible, et, à la perfectibilité de l’espèce humaine, le terme qu’elle atteindrait dans l’immensité des siècles, sans pouvoir jamais le passer ?
Il n’est personne qui ne voie sans doute combien ce temps est éloigné de nous ; mais devons-nous y parvenir un jour ? Il est également impossible de prononcer pour ou contre la réalité future d’un événement qui ne se réaliserait qu’à une époque où l’espèce humaine aurait nécessairement acquis les lumières dont nous pouvons à peine nous faire une idée. Et qui, en effet, oserait deviner ce que l’art de convertir les éléments en substances propres à notre usage doit devenir un jour ?
Mais en supposant que ce terme dut arriver, il n’en résulterait rien d’effrayant, ni pour le bonheur de l’espèce humaine, ni pour sa perfectibilité indéfinie ; si on suppose qu’avant ce temps les progrès de la raison aient marché de pair avec ceux des sciences et des arts, que les ridicules préjugés de la superstition aient cessé de répandre sur la morale une austérité qui la corrompt et la dégrade, au lieu de l’épurer et de l’élever, les hommes sauront alors que, s’ils ont des obligations à l’égard des êtres qui ne sont pas encore ; elles ne consistent pas à leur donner l’existence, mais le bonheur ; elles ont pour objet le bien-être général de l’espèce humaine ou de la société dans laquelle ils vivent, de la famille à laquelle ils sont attachés, et non la puérile idée de charger la terre d’êtres inutiles et malheureux. Il pourrait donc y avoir une limite à la masse possible des subsistances, et par conséquent à la plus grande population possible, sans qu’il en résultât cette destruction prématurée, si contraire à la nature et à la prospérité sociale d’une partie des êtres qui ont reçu la vie. »
Condorcet – in Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. GF Flammarion – Janvier 1988 – Page 283


Condorcet n’a-t-il pas ainsi posé les limites de l’utopie des lumières ? N’aborde-t-il pas en termes plus généraux ; plus intellectualisés et idéalistes ; moins pragmatiquement que son contemporain Malthus, le problème de la surpopulation ? Bien que lorsqu’il parle de la «  puérile idée de charger la terre d’êtres inutiles et malheureux »son vérismen’ait rien à envier à celui de quiconque.

Pour prétendre à la sagesse qu’elles revendiquent, les religions ne devraient-elles pas s’inspirer de Condorcet, pour se maintenir dans un rapport réaliste avec les capacités de leurs ouailles à comprendre et à vivre temporellement leurs messages ? Et n’en est-il pas de même des politiques, quand ils se laissent dominer par leurs idéaux au point d’en faire des chimères ? Et les sciences humaines n’ont-elles pas pour premier devoir d’entendre un tel avertissement, alors qu’elles sont responsables du tabou dont est frappé tout ce qui touche aux questions de surpopulation ? Faut-il leur rappeler – à commencer par des disciplines comme la démographie ou la sociologie – que “science sans conscience n’est que ruine de l’âme” ?

La croyance de Condorcet, et de tous ceux qui comme lui prêtent à l’homme des qualités, dont les faits jalonnant son histoire et l’état de la planète attestent qu’elles lui manquent foncièrement, n’est que la manifestation d’une inconscience et d’une vanité dont la vie sur terre et tout ce qui la peuple paye le prix.
Pas davantage de droits sans devoirs que de buts sans intelligence, discernement et raison ; le premier objectif de l’homme consistant, non pas à se multiplier mais à atteindre le bonheur (dixit Condorcet), sachant que la forme n’en est pas exclusivement matérielle. C’est à ce titre que le respect de l’environnement est le premier des devoirs de l’homme s’il veut, en n’outrepassant pas ses droits, survivre en tant qu’espèce, et que perdure le degré de civilisation qu’il a été capable d’atteindre.



L’humanité a des devoirs et ne peut impunément les ignorer. Il serait à cet égard intéressant de considérer les outrancesdont sont l’objet les valeurs deLiberté, Égalité et Fraternité, que les lumièresont élevées au rang de dogmes – se substituant à d’autres dans la ferveur, ou l’effervescence, révolutionnaire d’une époque –, et ce qu’elles sont objectivement. Mais c’est là une autre affaire, qui pourra faire l’objet d’un prochain article.

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