Davantage encore que du “techno-optimisme”, méfions-nous de la “dictature des sentiments” dont il est le sous-produit.
Nicholas Phillips est l’auteur de l’article dont la traduction par Peggy Sastre, telle que reprise ci-après, a été publiée le 29/06/2019 par Le Point.fr. Chercheur associé à l’Heterodox Academy, il vit à New York. et est aussi étudiant en droit et écrivain. Twitter @nicholas_c_p. Cet article, d'un intérêt exceptionnel dans le contexte planétaire actuel, a originalement été publié par “Quillette” le 6 juin 2019.
« Dans les années 1850, lorsque le télégraphe révolutionnait les communications, Henry David Thoreau y allait de son mépris. « Nous n’avons de cesse que nous n’ayons construit un télégraphe magnétique du Maine au Texas, écrivait-il dans Walden ou la vie dans les bois, mais il se peut que le Maine et le Texas n’aient rien d’important à se communiquer. » Si Thoreau avait tort, son scepticisme vis-à-vis d’une invention en fin de compte bénéfique est une réaction fréquente au changement, tant dans le passé que dans le présent.
On trouve une fascinante collection de ces réactions dans un podcast, Pessimists Archive, dont les épisodes cataloguent les peurs injustifiées suscitées par des innovations comme le téléphone (accusé de nuire à la vie sociale), le vélo (accusé de divers troubles médicaux) et le roman (accusé de corrompre la jeunesse). Dans le podcast, ces réactions excessives sont présentées comme des avertissements envers les aporétiques de la Silicon Valley et son message passionne certaines célébrités. Selon Steven Pinker, le podcast serait ainsi « inestimable dans sa mise en perspective historique des paniques morales technologiques actuelles ».
La mise en perspective est toujours précieuse. Mais je crains que Pessimists Archive et ses fans n’en viennent à un argument plus spécieux : parce que, dans le passé, des peurs étaient injustifiées, alors celle du présent le sont aussi. Si le téléphone, la bicyclette et le roman sont aujourd’hui intégrés dans nos vies, alors [l’intégration] de l’intelligence artificielle, des voitures autonomes et [de] la robotisation couleront aussi de source. Les producteurs du podcast en font la démonstration dans leur tout premier épisode, qui leur tient lieu de manifeste : nous savons tous quel a été le destin du téléphone, du vélo et du roman. Nous les adorons. Les peurs qu’ils ont suscitées étaient absurdes. Alors posons-nous la question : pourquoi recommencer ? Pourquoi se dit-on toujours : « Non, cette fois c’est différent, nous sommes réellement en danger. » Pourquoi ne pas faire confiance à notre propre histoire ?
La recette de l’égarement.
On retrouve ici une foi techno-futuriste très en vogue où la nouveauté serait tout le temps et toujours synonyme de progrès destiné à triompher du conservatisme. Comme si l’arc de l’histoire tendait forcément vers la disruption et que nos propres craintes face aux technologies transformatrices allaient un jour paraître aussi irrémédiablement ridicules que celle d’un Thoreau conspuant le télégraphe. Telle est la véritable valeur de Pessimists Archive : révéler comment l’optimisme technologique n’est pas grand-chose d’autre qu’un sophisme, dont la fausseté a de quoi fasciner.
« Faire confiance à notre propre histoire » signifie prendre le passé comme référence pour savoir ce qu’il en sera de notre futur. Soit la recette de l’égarement. Pour prévoir le futur, la seule chose sur laquelle on pourrait sans doute compter est l’émergence d’événements inédits et imprévisibles allant à l’encontre de toutes les tendances connues. En 2008, à la veille de la crise des subprimes, aucun modèle de prédiction de l’évolution des prix ne prévoyait leur effondrement – pour la simple et bonne raison qu’un tel effondrement n’était jamais survenu. Les données de prix étaient historiques et l’extrapolation de cette histoire dans le futur nous a fait ignorer l’éventualité d’un événement anhistorique. Ou, pour reprendre la formule de Pessimists Archive, le « cette fois, c’est différent » est toujours possible.
Sauf que les techno-optimistes vont encore plus loin : ils se fondent sur le destin d’une innovation pour prédire celui d’une autre et dire qu’il sera totalement différent. Ce qui fait passer le raisonnement d’imparfait à absurde. Par exemple, lorsque les techno – optimistes comparent l’angoisse face aux voitures autonomes aux récriminations du secteur des calèches à cheval lors de l’avènement de l’automobile, ils ignorent que les voitures autonomes posent des problèmes radicalement différents de ceux des automobiles en leur temps. Les voitures autonomes sont en passe de recueillir d’immenses quantités de données personnelles sur les habitudes de leurs passagers, et leur structure en réseau crée de sérieux risques pour la sécurité nationale. En quoi les succès des premières automobiles au début du XXe siècle pourraient-ils être d’une quelconque pertinence ?
Les humains débordent de mauvaises idées
Selon le philosophe politique Gerald Gaus, moins il existe de précédents pour le fonctionnement d’une quelconque pratique, moins il y a de raisons de la privilégier. Dans le cas de nouvelles technologies impliquant des problèmes totalement inédits, les données dont nous disposons sur les réussites de technologies passées ne sont tout simplement pas judicieuses. L’histoire ne nous donne aucune raison de préférer un monde dans lequel, par exemple, le gros du travail manuel serait automatisé. Cela n’est encore jamais arrivé.
Pourquoi faire de telles analogies historiques ? Parce que c’est facile. Si nous pouvons dire que le changement A est identique au changement B qui s’est passé sans encombre, alors cela nous évite d’avoir à réfléchir sur les véritables caractéristiques du changement A. L’argument par analogie occulte le fond de l’argument. Il est bien plus commode d’affirmer qu’un changement passé a été bon, qu’un changement actuel est identique au changement passé et que, dès lors, le changement actuel est tout aussi bon.
Malheureusement, et en toute objectivité, la plupart des nouveautés ne sont pas bonnes. Les humains débordent de mauvaises idées. 90 % des start-up et 70 % des petites entreprises terminent le bec dans l’eau. Seulement 56 % des dossiers de brevet sont acceptés et environ 90 % des brevets n’ont pas le moindre intérêt lucratif. Chaque année, 30 000 nouveaux produits arrivent sur le marché et 95 % d’entre eux sont des échecs. Les innovations qui réussissent sont en général issues d’un processus itératif d’essais et d’erreurs où des myriades de mauvaises idées finissent par en générer une bonne qui arrive à triompher. Même l’évolution suit ce modèle : la grande majorité des mutations n’offrent aucun avantage, voire sont proprement délétères. Face à des idées nouvelles, le scepticisme est, de fait, une stratégie parfaitement justifiée.
La nécessité du scepticisme face au changement est d’autant plus grande lorsque l’innovation est sociale ou politique. Pendant des générations, bien des progressistes ont soutenu le marxisme et étaient persuadés que son triomphe était inévitable. Que les générations futures allaient nous traiter d’idiots pour y avoir résisté – comme Thoreau et le télégraphe. Sauf que le marxisme aura été, en fin de compte, une idée réellement mauvaise et y résister, une idée tout à fait excellente. Ce qui peut s’appliquer à quasiment toutes les idées utopiques dans l’histoire de la pensée sociale. Les humains ont toutes les peines du monde à savoir précisément où tendra l’arc historique.
Naïveté
Les techno-optimistes préféreraient sans doute ignorer les produits et les idéologies ratés, et se focaliser à l’inverse sur les innovations ayant fait leurs preuves. Après tout, c’est bien de l’iPhone dont il est question. Est-ce qu’une adoption massive d’une innovation est une raison suffisante pour suspendre son scepticisme ? Non – parce que nous sommes par ailleurs assez mauvais pour prédire l’impact de nos idées les plus heureuses. Mettre du plomb dans l’essence allait augmenter l’efficience du transport automobile, mais aussi causer de graves troubles mentaux et peut-être même être à l’origine d’un pic de criminalité au XXe siècle. Le fréon des réfrigérateurs allait trouer la couche d’ozone avant d’être interdit par la communauté internationale. Les énergies fossiles sont sans doute l’une des innovations les plus triomphales de l’histoire, sauf qu’elles font aujourd’hui l’objet d’une sérieuse réévaluation – pour parler poliment.
Internet est une autre de ces innovations triomphantes aujourd’hui réévaluées. Les optimistes nous avaient promis l’émancipation : la connaissance allait se démocratiser et la civilité devait prospérer. Nous comprenons désormais qu’Internet peut aussi être un système de contrôle redoutablement efficace. Parce que la marchandisation de nos informations personnelles s’est révélée très lucrative, le moindre recoin de notre vie quotidienne en vient à être transformé en donnée collectable, ce qui aura transformé notre économie en écosystème de surveillance. Nos comportements sont dès lors « visibles » aux États, qui peuvent ensuite nous punir – comme le fait la Chine avec son dystopique « crédit social ». Et si tout cela s’avérait une terrible erreur ? Comment le savoir, nous n’avions encore jamais eu à résoudre un tel problème auparavant. Que nous ayons résolu le problème du télégraphe n’a aucune importance. Sans doute qu’on pourrait en faire un podcast – on l’appellerait l’Optimists Archive et on y mettrait toutes les prédictions ridiculement naïves faites sur les « merveilles » de la technologie qui se sont révélées cauchemardesques.
Nous sommes aujourd’hui au beau milieu d’une gigantesque expérience sociale. Pendant 99 % de leur histoire sédentaire, les humains ont vécu dans des sociétés où la vie d’une génération était globalement identique à celle de la précédente. La stagnation, et non le changement, était la règle. Aujourd’hui, pour la première fois, nous vivons différemment et le fossé entre les générations ne cesse de s’élargir à mesure que le rythme du changement ne cesse de s’accélérer. Est-ce possible de continuer indéfiniment ? Comment le savoir ? Nous n’avons aucun précédent historique. Aucun point de repère rendant des analogies possibles – aucune qui ne reviendrait peu ou prou à comparer la voiture autonome avec le biface.
Au lieu de faire des analogies vides de sens, la seule manière de survivre au changement est un débat vigoureux sur les mérites des idées nouvelles – précisément le genre de débat que les techno-optimistes veulent éviter avec leur recours fallacieux à l’histoire. Nous pourrions nous demander : qu’est-ce que cette nouveauté fait pour nous ? Est-ce nous la comprenons suffisamment bien pour répondre à cette question ? Dans le cas contraire, sur quelle base notre confiance repose-t-elle ? Un débat sur le fond des innovations est crucial si l’on veut trier les bonnes idées des mauvaises. Et, pour cela, vous avez besoin des gens que les techno-optimistes détestent : les conservateurs.
Contrôle-qualité
Les libéraux et les conservateurs ne se contentent pas de voter pour des partis différents – ils sont des gens différents. Leurs différences psychologiques sont géographiquement et culturellement stables. Par exemple, les libéraux ont des scores élevés en « ouverture à l’expérience » et recherchent la nouveauté. Les conservateurs préfèrent l’ordre et la prédictibilité. Leur attachement au statu quo entrave la réorganisation de la société autour des nouvelles technologies. Parallèlement, si les technologues de la Silicon Valley peuvent se méfier des réglementations gouvernementales, ils comptent cependant parmi les individus les plus libéraux au monde. Tous les libéraux ne sont pas techno-optimistes, mais quasiment tous les techno-optimistes sont libéraux
Permettre à ces deux profils psychologiques de débattre des mérites du changement est une garantie de le voir profiter à la société au lieu de la ruiner. Les conservateurs agissent comme un contrôleur qualité sur les idées des progressistes : ils laissent passer les bonnes (comme la démocratie) et écartent les mauvaises (comme le marxisme). Les conservateurs ont souvent eu tort de s’opposer aux bonnes idées, mais, lorsqu’il est nécessaire d’en convaincre une masse critique, cela assure que les changements les mieux étayés soient les seuls à être mis en œuvre. Étrangement, lorsque le changement en question est plutôt d’ordre technologique que social, un tel processus est stérilisé. Il n’y a plus que de « l’inévitabilisme » – on nous dit qu’il ne sert à rien de s’opposer au changement technologique, qui se produira que nous le voulions ou non, comme si nous étions captifs de l’histoire et non pas ceux qui la façonnent.
L’attitude est d’autant plus bizarre qu’elle n’a pas toujours été vraie. Lorsque l’Armageddon nucléaire était envisageable, nous avons tout fait pour limiter au mieux nos arsenaux. Il est possible que l’IA ou la robotisation provoque un Armageddon social. Personne ne peut vraiment le savoir, mais si les pessimistes ont raison, aurons-nous seulement la possibilité de faire marche arrière ? Le commandement des optimistes – leur injonction à « mettre les choses en perspective » et à « faire confiance à notre histoire » – semble l’emporter.
Qu’est-ce qu’une vie bonne ?
Face au changement, les critiques conservateurs ont souvent été ridicules – tout comme les optimistes. Ce qui, en fin de compte, n’est pas très intéressant, car les humains ne peuvent pas prédire l’avenir. Plus intéressantes sont les époques où les prédictions des critiques se sont avérées vraies. Les luddites étaient des artisans chevronnés qui craignaient que la technologie industrielle ne détruise leur mode de vie et ne supplante leurs professions statutairement élevées par une succession de corvées d’usine accessibles à tous. Ils avaient raison. Les pharisiens du XXe siècle avaient peur que la voiture ne facilite la débauche et les aventures extraconjugales. Ils avaient raison. Mais, s’ils se sont trompés, ce n’est pas dans leurs prédictions, mais parce qu’ils croyaient que de tels effets n’étaient pas compatibles avec une bonne société. Ce qui exige, encore, de débattre du fond – de ce que signifie une vie bonne.
Nous nous réveillerons peut-être un matin en découvrant que nos innovations les plus triomphales ne sont en réalité pas compatibles avec une vie bonne. Sauf qu’il sera peut-être trop tard. Nous ne sommes plus des capitaines qui s’assurent que leur navire arrive à bon port, nous sommes les passagers de voitures autonomes filant sur l’autoroute d’un arc historique. Vers où tend-il ? Nul ne le sait. »
Le risque est d’autant plus grand de s’enfoncer aveuglément dans la confusion entre conditions passées et présentes (a fortiori futures), que les hommes usent et abusent, comme d’une drogue dont ils sont désormais dépendants, de leurs facultés intellectuelles plus ou moins développées. Sous l’emprise croissante de la dictature de leurs sentiments, ils prêtent de moins en moins attention à la réalité. Ils préfèrent aux faits et aux chiffres – y compris quand ils sont scientifiquement établis –, les dogmes de leurs de croyances religieuses et les certitudes laïques des doctrines politiques et sociales qui en tiennent lieu pour les laïcs.
Tellement plus confortable de se laisser porter par la vague d'une pensée dominante ! Mais notre civilisation – peut-être même l'espèce humaine – est en train d'en mourir, dans le saccage de ce qu'il reste de la planète qui l'a abritée et nourrie jusqu'à ce jour.
Tellement plus confortable de se laisser porter par la vague d'une pensée dominante ! Mais notre civilisation – peut-être même l'espèce humaine – est en train d'en mourir, dans le saccage de ce qu'il reste de la planète qui l'a abritée et nourrie jusqu'à ce jour.